Aminata Dramane Traoré : « Le djihadisme n’est pas le plus meurtrier de nos ennemis au Sahel »

Lundi 21 Aout 2023

Aminata Traoré à l'anniversaire du décès de Samir Amin le 19 août 2023 à Dakar
 
Pour l’ancienne ministre de la Culture du Mali, la déification de la guerre contre le « djihadisme » est une entourloupe qui détourne les ressources de certains pays sahéliens vers les marchands d’armes. Or, au même moment, le drame des migrants subsahariens et la crise climatique apparaissent comme des marqueurs patents de l’échec des gouvernants ouest-africains dans leurs politiques publiques.

« Il y a une douleur qui m’habite, celle d’une mère, d’une femme du Sahel (ndlr : silence, émotion, applaudissements). Ne nous y trompons pas, le djihadisme n’est pas le péril le plus meurtrier pour cette partie de l‘Afrique. Il y a quelques dizaines de milliers de victimes du ‘’djihadisme’’ certes. (Mais) nous avons été pris de court par les interventions militaires, nous avons assimilé et intériorisé le narratif des dominants, et gare à celui qui ne dit pas qu’il faut absolument aller contre l’ennemi commun… Moi je dis que l’ennemi commun, c’est le capitalisme mondialisé, financiarisé. »
 
A la célébration des 10 ans des « Samedis de l’Economie » jumelée au 5e anniversaire de la disparition de l’économiste Samir Amir, l’ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Dramane Traoré, a réactualisé certains des défis qui assaillent les pays africains dont ceux du Sahel et dénoncé avec force les ordres de priorité que leur imposent les gouvernants et leurs partenaires au niveau international. En toile de fond de cette dénonciation devant un parterre d’éminents intellectuels le 19 août 2023 à l’espace Harmattan de Dakar.
 
La vidéo complète de la célébration des 10 ans des "Samedis de l'Economie" et du 5e anniversaire de la disparition du Pr. Samir Amin
https://www.impact.sn/Une-partie-de-l-heritage-de-Samir-Amin-revisitee-aux-Samedis-de-l-Economie_a39766.html

« D’économie, nos dirigeants ne veulent pas parler et ne veulent pas en entendre parler (alors qu’) il y a une résistance féroce et tenace aux remises en question du néo-libéralisme (…) », a souligné la militante altermondialiste qui avait à ses côtés, le Pr Moustapha Kassé, le Pr Mamadou Koulibaly, ancien président de l’assemblée nationale ivoirienne, Klaus Dietter, de la Fondation Rosa Luxembourg et Demba Moussa Dembélé, président de l’Arcade.
 
« Le système capitaliste mondialisé (produit) des désastres et des destructions de vies humaines. On est sommés, toutes affaires cessantes, d’investir dans l’armement, d’organiser des guerres pour en finir avec ce montre ‘’djihadiste’’ sans quoi il n’y aura pas de développement. C’est cela la théorie. On nous dit maintenant : arrêtez tout ce que vous faites, occupez-vous du djihadisme, après vous allez émerger, mais il faut aussi des élections propres pour élire à la tête de vos Etat les hommes qu’il faut pour relever les défis de la croissance dite inclusive. »
 
« L’ennemi, c’est le capitalisme mondialisé »
 
Avec cette « croissance non inclusive », des bataillons de jeunes débarquent chaque année sur le marché de l’emploi mais « ne trouvent rien d’autre à faire que d’attendre. Attendre que nos politiques économiques, que ces dirigeants ‘’démocratiquement élus’’ s’occupent enfin de leur faim, de leur soif, de leur soif de dignité et d’humanité », s’est indignée l’ancienne ministre malienne.
 
Selon elle, « c’est ce besoin de dignité et d’humanité qui les pousse sur les chemins de l’émigration. Je les connais, je les ai rencontrés. (…) Ils sont sans alternative ni interlocuteurs, on ne veut pas parler d’eux. C’est une composante de notre société qui fait peur parce qu’elle n’est pas dans le système, parce qu’elle nous rappelle nos échecs. »
 
L’expérience constituée par sa rencontre avec les migrants amène Aminata Traoré à mettre en place le Centre Hamadou Hampaté Ba de Bamako. Y sont passés plusieurs centaines de jeunes migrants malades, blessés, traumatisés et abandonnés à eux-mêmes, sans rien et auxquels on demandait de retourner chez soi, dans leurs familles, « avec la honte de n’avoir pas réussi leur pari. »
 
« Ils m’ont dit : ‘’tantie, tu fais ce que tu peux (mais) on ne va pas rester, on va repartir.’’ Je n’ai plus de nouvelles de certains d’entre eux », rapporte l’intellectuelle panafricaniste.
 
« Le dialogue, pas la guerre »
 
C’était dans les années 2005. Aujourd’hui, l’histoire se répète avec la recrudescence des tentatives de départs vers l’Europe et les Amériques dans des conditions toujours plus rocambolesques qui finissent en drames successifs. Des jeunes, hommes et femmes, victimes des politiques publiques et de la crise climatique qui s’abat sur une bonne partie des territoires du Sahel, entre Mali, Niger, Tunisie, Algérie, etc.
 
« Jamais on n’a entendu l’Union africaine et la Cédéao faire quoi que ce soit contre les traitements inhumains infligés à ces migrants subsahariens », peste Aminata Traoré.
 
« Et ce sont ces gens qui se permettent aujourd’hui de dire qu’ils vont imposer une guerre au Niger sous prétexte que l’ordre constitutionnel dit normal n’est pas respecté. C’est scandaleux ! C’est une honte ! »
 
Aujourd’hui, en plus de la grave crise migratoire qui secoue les pays du Sahel, les bruits de bottes pourraient se transformer en coups de canon entre pays membres de la Cédéao. Une perspective qui effraie beaucoup de monde en Afrique.
 
« Je n’ai jamais pensé que dans cette bande sahélienne, on ferait un jour de la guerre la solution en sachant que le réchauffement climatique est en lui-même une guerre de tous les jours », avoue madame Traoré.
 
L’obstacle France
 
Aux yeux de l’ancienne ministre de la Culture, « la guerre n’est pas la solution. » Avec les séquelles des sécheresses des années 70-80 et leur impact sur l’explosion des migrations et la naissance du djihadisme endogène local, « si on veut en finir avec ces phénomènes, cela ne passera pas par les interventions militaires ni avec les entourloupes qu’on est en train de nous vendre », clame-t-elle.
 
« Il faut se poser la question de quoi vivent les gens, de quoi souffrent-ils ?» pour comprendre les risques que prennent les migrants et ceux qui rejoignent les mouvements dits djihadistes, souligne Aminata Traoré. Quand deux des leaders du « djihadisme » Amadou Koufa et Iyag Ag Ghali » étaient disposés à dialoguer, « la France a dit non, pas de dialogue, exactement comme elle est en train de le faire en ce moment. C’est pour cette raison que nous assistons à ce pourrissement de la situation », accuse l’ancienne ministre malienne.
 
« C’est une question de système », lâche-t-elle !
 
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