Au Sénégal, on porte le « deuil » de l'élection présidentielle du « 25 février 2024 » et ses incertitudes

Dimanche 25 Février 2024

Un bureau de vote annoncé sur le poussiéreux terrain de football du quartier de Sacré-coeur qui fait face à la Vdn. Les citoyens appelés à sortir avec leurs cartes d’électeur et un carton de couleur rouge. Les Sénégalais ont décidé de porter le « deuil » de l’élection présidentielle qui devait avoir lieu ce 25 février 2024 et dont on ne sait plus quand elle se tiendra. Ce dimanche, la coalition d’opposition F24 et la plateforme citoyenne AAR SUNU ELECTION reproduisent en miniature le scrutin présidentiel pour protester contre le « coup d’Etat constitutionnel » du président Macky Sall et dénoncer une « triste première » dans l’histoire du Sénégal en cinq décennies d’expérience électorale ininterrompue. Elles réclament maintenant que l’élection se tienne le plus vite possible afin que le pays ne soit pas livré aux incertitudes d’une vacance de pouvoir à l’expiration du mandat du président Macky Sall, le 2 avril prochain.

 

« J’ai voté »

 

En version grandeur nature, les Sénégalais sont appelés à accomplir leur « devoir citoyen » dans leurs lieux de vote habituels aux quatre coins du territoire. Un geste symbolique pour traduire frustrations, colère et déceptions à travers divers hashtags comme #JourDeVote et #DeuilNational.

 

« C’est un jour de deuil, le deuil de notre démocratie. Cette journée du 25 février 2024 aurait dû être un jour de fête pour notre démocratie tant louée à travers le monde. En nous privant d’exercer notre devoir fondamental de citoyen, le Président Macky Sall a confisqué nos droits (et décrète) l’agonie de notre démocratie », s’insurge Jaly Badiane.

 

Sur son compte X, l’activiste, habillée du maillot des Lions du football, a posté le message « j’ai voté ». En dessous, une photo la situant à la sortie de son centre de vote. Mais l’histoire ne s’arrêtera pas ici, promet-elle.

 

« C’est un jour triste, certes. Mais nous continuerons de nous battre pour que la date de l’élection présidentielle soit fixée le plus rapidement possible et que nous puissions aller aux urnes choisir notre cinquième président. » 

 

Sur la même plateforme, un citoyen lambda enrage, inconsolable. 

 

« Devant mon bureau de vote ! J’ai voyagé comme chaque jour de vote au Sénégal.  J’ai porté mes sandales pour aller dans mon bureau de vote. Malheureusement, Macky Sall est passé par là et nous a confisqué notre droit le plus absolu, celui de voter », écrit Leumine. 

 

Un autre internaute, imaginatif, se livre : « j’avais programmé de descendre sur Dakar aujourd’hui pour le vote. Je viens toujours ». A coté, ce qui ressemble a un jet privé semble l’attendre pour décollage sur une piste plus ocre que noire. 

 

Devenu opposant radical, le professeur Mary Teuw Niane, ancien ministre de l’Enseignement supérieur, note dans une tribune parue ce dimanche que « le président-putschiste nous a privé du droit le plus fondamental du citoyen : choisir notre Président de la République ».  

 

« Il est 8 heures (…) Mais il a fallu que… »

 

« Il est 8h. A cette heure-ci, les bureaux (de vote) devraient commencer à ouvrir sur l’étendue du territoire national », constate sur X Papa Ismaila Dieng, membre d’AfricTivistes. « Mais il a fallu que… ».

 

Le 3 février dernier, le chef d’Etat sénégalais décrète, à la surprise générale, l’arrêt du processus qui devait mener à l’élection présidentielle du 25 février alors que la campagne électorale était à dix heures de son lancement et que certains candidats avaient déjà procédé aux enregistrements de leurs premiers messages sur la radio-télévision d’Etat (RTS). Dans un discours impromptu retransmis sur le même canal, il fait état de vagues soupçons de corruption contre deux des sept juges du Conseil constitutionnel et annonce la suppression du décret de convocation des électeurs qu’il avait lui-même signé en novembre 2023. Et pour la suite, il donne la main à l’assemblée nationale.

 

Le 5 février, le groupe parlementaire au pouvoir Benno Bokk Yaakaar (Bby) et celui du Parti démocratique sénégalais (Pds) de l’ancien président Abdoulaye Wade votent ensemble, sous la garde rapprochée d’une cohorte de gendarmes dépêchés dans l’hémicycle, une loi qui reporte l’élection au 15 décembre 2024 et proroge le mandat du président Macky Sall jusqu’à cette échéance. 

 

La veille, les deux alliés avaient mis en place une commission d’enquête parlementaire censée établir des faits de corruption contre deux juges du Conseil constitutionnel qui auraient été soudoyés pour éliminer Karim Wade. Le premier ministre Amadou Ba, candidat désigné du pouvoir, est visé par les accusations du Pds. Wade Junior, en exil au Qatar depuis 2016, avait été écarté de la liste des vingt prétendants pour fausse déclaration sur sa double nationalité franco-sénégalaise lors du dépôt de son dossier de candidature. Depuis, la commission d’enquête a été enterrée apres que le parquet a annoncé l’ouverture d’une information judiciaire sur l’affaire suite à la plainte de l’un des juges incriminés devant le procureur de la République. 

 

Mais le fait majeur dans cette séquence inhabituelle au Sénégal est que le Conseil constitutionnel, saisi par deux groupes d’opposition, inflige deux camouflets au pouvoir et à ses alliés. Dans une « Décision » du 15 février saluée comme une victoire par l’opposition et la société civile et soutenue par les Etats-Unis et l’Union européenne, la juridiction déclare la loi du report de la présidentielle « contraire à la Constitution » et « illégal » le décret du chef de l’Etat supprimant la convocation du corps électoral. 

 

Le président Sall ne réagit que 24 heures plus tard, dit prendre acte de la décision sans appel des juges et s’engage à la « faire pleinement exécuter », sans indication de date. Une dizaine de jours plus tard, « rien n’a bougé » constatent le collectif FC 25 qui regroupe 16 des19 candidats et les organisations et personnalités de la société civile de la plateforme AAR Sunu Election. La bataille de la date de l’élection est engagée mais le chef de l’Etat, accusé de faire du « dilatoire » pour « saboter » tout le processus, veut encore garder la main. 

 

L’appel au dialogue de Macky Sall

  

Pressé de toutes parts, critiqué et tancé par les chancelleries occidentales dont les Etats-Unis et l’Union européenne, Macky Sall annonce un dialogue dit inclusif prévu les 26 et 27 février pour trouver une date consensuelle de tenue de la présidentielle. C’était lors d’une interview avec quatre médias locaux. 

 

Il peut compter sur la participation des candidats non retenus par le Conseil constitutionnel et qui souhaitent une « reprise totale » du processus électoral. Mais il se heurte au « refus irrévocable » du groupe des 16 candidats validés selon qui le chef de l’Etat doit se soumettre à la décision des juges constitutionnels. 

 

Dans tous les cas, Macky Sall tiendra son dialogue et en livrera les conclusions au Conseil constitutionnel. Pour lui, s’arrête ici la mission dans cet imbroglio qu’il est accusé d’avoir fomenté pour rester quelques mois ou semaines supplémentaires au pouvoir. « Je compte quitter mes fonctions le 2 avril », a-t-il dit lors de l’interview. 

 

Le président sénégalais, réputé manoeuvrier discret et insondable, a le soutien de son parti (Alliance pour la République, Apr) et de la galaxie tissée en douze ans de règne. Selon l’Apr, il reste le « suprême garant du fonctionnement régulier des institutions », une mission qui « l’oblige, dans cette séquence sensible à prôner le dialogue pour parvenir à la plus grande unité et cohésion nationales possibles. »

 

Pour les opposants, la « roublardise » du futur président sortant saute aux yeux. En sabotant délibérément le processus pour des raisons propres à son pouvoir et à la coalition qu’il dirige, disent-ils, Macky Sall voudrait en être le sauveur improbable et bénéficier de « dividendes » que le Conseil constitutionnel lui a refusés : un mandat étiré et, cerise potentielle sur le gâteau, une inespérée remise à plat de la présidentielle pour « régler » le sort de l’encore candidat (survivant) désigné, Amadou Ba.

 

Redémarrer l’histoire

 

La semaine qui s’annonce s’avère cruciale pour le Sénégal. Entre les suites du « 25 février 2024 » et les actes que le chef de l’Etat est susceptible de poser dans la guerre feutrée qu’il livre à distance au Conseil constitutionnel, l’incertitude est de rigueur au vu du chemin emprunté par le pensionnaire du palais de l’avenue Senghor, à quatre semaines du terme de son second et dernier mandat.   

 

Médiateur critiqué mais persévérant entre adversaires politiques, Alioune Tine ne digère pas l’effacement du scrutin du 25 février. C’est « un acte qui affecte la légitimité de l’institution Présidentielle (et) porte atteinte à l’autorité de celui qui incarne la fonction », écrit-il sur X. 

 

L’élection présidentielle « est un rituel dont le moment consacre le pouvoir suprême du peuple », rappelle le fondateur du think-tank Afrikajom. 

 

« Ce moment qui consacre la souveraineté absolue du peuple a été différée de façon brutale et arbitraire. Une transgression vécue comme un deuil électoral aujourd’hui, la transgression d’un droit de suffrage par lequel le peuple choisit en toute liberté le dirigeant de son choix. » 

 

Pour nombre de Sénégalais, l’histoire démocratique du pays s’est arrêtée le 3 février 2024. Elle ne reprendra qu’avec l’organisation d’une nouvelle élection présidentielle « dans les meilleurs délais ». 

Nombre de lectures : 343 fois