Boubacar Boris Diop : « Affaire Sweet Beauté », une démocratie souillée

Jeudi 11 Février 2021

Réagir à chaud est rarement une bonne idée. On peut comprendre que, dans le feu de l'action, les politiques y soient contraints quasi tout le temps : d'une certaine manière, le moindre doute peut leur être fatal. Mais aujourd'hui, avec l'affaire du "Sweet Beauté", l'éthique républicaine est à ce point tournée en ridicule que l'urgence de sonner l'alerte s'impose également, et de toute urgence, à tous.
 
Le paradoxe des événements en cours, c'est que tout en étant graves, ils ont l'allure d'une farce grotesque. Ainsi donc, l'homme le plus surveillé du Sénégal, si méfiant qu'il ne fait jamais enregistrer de valise en soute lors de ses voyages en avion, aurait choisi un lieu public pour violer, les armes à la main, une jeune masseuse de 21 ans. Cette dernière déclare avoir été sexuellement abusée à plusieurs reprises dans cet endroit où sont installées, nous dit-on, des caméras de surveillance. Mais surtout, pas une seule fois l'on n'a entendu l'accusatrice du leader de Pastef appeler au secours ou se débattre pour mettre fin à son "calvaire". Après tout, les faits incriminés sont supposés s'être déroulés dans une maison qui n'a pas l'air bien grande et où vivent une dizaine de personnes, dont la famille de la propriétaire du Sweet Beauté.
 
Heureusement pour Sonko, les apprentis-sorciers à l'esprit un peu dérangé n'avaient pas prévu que cette dernière n'entrerait pas dans leur jeu. Sa prise de parole, d'une remarquable clarté, a bien montré que des gens cyniques tapis dans l'ombre ont exploité l'inexpérience - pour ne pas parler de fragilité psychologique d'Adja Raby Sarr - et sa détresse financière, pour détruire un homme davantage perçu comme un ennemi mortel que comme un simple adversaire politique.
 
Le comble de l'amateurisme a été de s'imaginer que, dans notre pays tel qu'il va, une telle affaire pouvait rester strictement privée. Il a suffi de quelques heures pour qu'elle se politise au point de reléguer au second plan tous les autres sujets de la vie nationale, y compris une pandémie chaque jour un peu plus meurtrière. La polarisation, dans un contexte de sourd mécontentement populaire, se fait bien évidemment au détriment du régime de Macky Sall. On ne voit pas avec un si mauvais départ par quel miracle ses hommes de main pourraient convaincre qui que ce soit de la culpabilité de Sonko. De toute façon, quelles que soient leurs prétendues preuves, elles seront rejetées avec mépris par le tribunal de l'opinion, le seul qui vaille dans un pays démocratique. Il n'est pas non plus besoin d'être un partisan de Sonko pour deviner que le leader de Pastef sortira politiquement renforcé de cette épreuve. Les soutiens qui convergent de toutes parts vers lui ne vont pas peu contribuer à le légitimer comme figure politique majeure. Jusqu'ici son importance politique tenait surtout à l'élan d'une jeunesse qui en avait fait le dépositaire de ses espérances. Le voilà qui prend, peut-être plus tôt que prévu, l'épaisseur d'un acteur incontournable de la scène publique.
 
Mais en ces heures de forte tension sociale, ce qui se joue va bien au-delà du destin politique de telle ou telle individualité. Il s'agit ici de la dignité de la démocratie sénégalaise dont les valeurs sont si joyeusement foulées au pied. En vérité ceux qui auraient dû la protéger sont tout simplement en train de la souiller. Aucune obscénité ou bizarrerie ne manque à l'appel : il est question d'une femme violée, bien réelle mais devenue un fantôme aussitôt sa plainte déposée ; du sperme d'un honnête père de famille - oublions un instant l'homme politique - convoyé nuitamment, paraît-il, vers un laboratoire ; d'une propriétaire de salon de massage victime de torture morale et de tentative de corruption pour lui faire changer son témoignage ; d'un Procureur de la République, Bassirou Guèye, d'une docilité à toute épreuve vis-à-vis de l'autorité politique ; de la convocation parfaitement illégale du député Ousmane Sonko à la "Section de recherches", c'est-à-dire au mépris de son immunité parlementaire ; et, tout aussi illégalement, de l'encerclement de son domicile par des chars de combat.
 
Comme si tout cela ne suffisait pas, l'Assemblée nationale est convoquée ce jeudi 11 février 2021 pour le livrer à une justice que, chose aussi triste que terrible, les justiciables ne prennent plus au sérieux.
 
La totale emprise de l'Exécutif sur le Judiciaire et sur le Législatif montre que dans ce pays, tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d'un seul homme, le président de la République. Ces institutions sont censées constituer un triangle mais celui-ci est d'un genre bien particulier en ce sens qu'il n'a qu'un côté.
 
Le Sénégal n'est pas pour autant l'affreuse dictature que certains se plaignent à dépeindre et, de toute façon, ce présidentialisme envahissant n'est pas nouveau. Il n'a toutefois jamais été à la fois aussi dangereux et caricatural. Le sentiment que le président Macky Sall ne se fixe aucune limite est tout à fait inquiétant. En agissant d'une façon aussi cavalière, il montre le peu de cas qu'il fait non seulement du commun des Sénégalais mais aussi de ses alliés.
Ce dernier point mérite que l'on s'y arrête un instant.
 
Certains compagnons de route de Macky Sall sont connus et respectés pour s'être battus leur vie durant pour le progrès et la souveraineté du Sénégal. Qu'ils aient décidé à un moment donné de soutenir Macky Sall importe finalement peu : la vie politique réelle est faite de ces allers-retours et chassés-croisés, ce n'est que le délicieux chaos de la politique politicienne sous les Tropiques. Rien de bien méchant. Ce qui reste plus difficile à accepter, c'est que des intellectuels aussi clairvoyants et d'une grande force de caractère donnent aujourd'hui - du dehors tout au moins - l'impression d'être littéralement tétanisés face au chef de l'Etat. Dans une situation normale, celui-ci devrait pouvoir se dire de temps à autre qu'il existe une ligne rouge que certains de ses alliés, indépendamment de leur poids électoral, ne lui permettraient pas de franchir. La situation ubuesque que nous vivons depuis quelques jours est typique d'un pays où personne n'ose murmurer la moindre réserve à l'oreille du boss.
 
Et ce n'est pas que personne n'en ait envie. Il se pourrait bien, en effet, que même dans son parti, des cadres et des militants, quelle que soit leur hostilité à Ousmane Sonko - on peut parfaitement la comprendre - soient embarrassés de voir leur leader se tirer si souvent une balle dans le pied.
 
Pour expliquer ses comportements erratiques, plusieurs précédents sont cités ces jours-ci, de Karim Wade à Aminata Touré, en passant par Khalifa Sall, tous soupçonnés de lorgner le fauteuil présidentiel, crime gravissime s'il en est. Quelqu'un aurait dû souffler au président que tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. La maladroite tentative d'élimination de Sonko, vouée à l'échec, risque de le lui rappeler amèrement. Le leader de Pastef pourrait tirer profit du sentiment de plus en plus partagé que trop c'est trop.
 
Il est possible que les stratèges du pouvoir aient voulu, par cette provocation, tester les capacités de résistance de Pastef, s'assurer que, comme la propagande du régime le répète à l'envi, que ce n'est que "le parti des réseaux sociaux". Le résultat a dû les décevoir : le Sénégal s'est retrouvé en très peu de temps dans une situation quasi insurrectionnelle non seulement dans certains quartiers dakarois mais aussi dans des villes comme Louga, Bignona, Mbour et Ziguinchor, cette liste étant fortement susceptible de s'allonger si l'on ne met pas fin au plus vite à cette pantalonnade. Last but not least, le début d'internationalisation à laquelle on assiste fait politiquement sens au vu de la côte d'amour de Pastef dans la diaspora.
 
En somme, cette expérience peu concluante devrait ramener Macky Sall à la raison. Elle lui donne surtout un désagréable avant-goût des sérieux obstacles qu'il lui faudra surmonter pour imposer une troisième candidature. Ce sera tout simplement mission impossible, même si les exemples de Ouattara et Condé pourraient l'inciter à s'entêter.
 
La seule chose que devrait faire Macky Sall, c'est de se résigner à l'idée que l'on ne peut pas mettre un pays à feu et à sang au prétexte de vouloir continuer à le diriger. Entre avril 1960 et cette année 2021, des dizaines de millions de fils du Sénégal y ont vécu et y vivent encore. Parmi eux, seuls quatre ont eu l'honneur d'en être le chef d'Etat. Des millions d'autres vivent très bien le fait de n'avoir jamais eu à présider un quelconque pays et beaucoup d'entre eux ne sont pas moins capables que Macky Sall. Bien au contraire...
(bdiop@seneplus.com, source SENEPLUS.COM)
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