Dr. Khadim Bamba Diagne, après le Groupe Consultatif de Paris : "Le Sénégal n'a pas de secteur privé pour l'émergence" (entretien)

Jeudi 20 Décembre 2018

Au lendemain de la rencontre du Groupe consultatif de Paris où le Sénégal a obtenu de ses partenaires techniques et financiers des engagements à hauteur de 7356 milliards de francs Cfa, l’euphorie est à son comble chez les autorités. Mais pour le Docteur Khadim Bamba Diagne, l’inexistence d’un secteur privé national capable de s’incruster réellement dans les politiques dites d’émergence est un vrai handicap.


Comment définir un Groupe consultatif comme celui qui vient de se tenir a Paris ?
 
Le groupe consultatif c’est une rencontre avec des Partenaires techniques et financiers (PTF) avec comme locomotive la Banque Mondiale et le PNUD autour d’un plan ou programme défendu par un pays. Alors le Sénégal avait mobilisé les partenaires pour le financement du Programme d’Action Prioritaire 2019-2023 (PAP-2), on l’avait fait en 2002, 2007 et 2014.

Ce qui est un peu gênant, c’est pourquoi le tenir toujours à Paris.Je m’attendais à ce que le Président de la République invite ses partenaires pour une première à Diamniadio pour montrer l’exemple aux autres pays du continent que si notre économie inspire confiance, les partenaires vont répondre favorablement.
 
Le Sénégal annonce avoir obtenu des engagements de 7356 milliards de FCFA. Qu'est-ce que cela signifie concrètement et comment se font les décaissements ?
 
Les partenaires prennent toujours des engagements, mais le respect de ces engagements dépend de la réalisation de certains préalables impactant sur l’environnement des affaires, les études de faisabilité et évaluation ex-ante, c’est-à-dire avant que la mise en œuvre soit faite. Entre la promesse solennelle et la levée de fonds, il y a très souvent un pas de géant à franchir. Les procédures de décaissement dépendent des bailleurs, et en général chaque bailleur a des procédures qui lui sont propres.

La Banque mondiale, le PNUD ou encore l’Union européenne ont des procédures de décaissement qui ne sont pas forcément les mêmes sans être éloignées les unes des autres. Dans la phase d’exécution, le bailleur a deux possibilités. Il peut, sur la base d’un ensemble de critères, mettre l’argent au niveau du trésor, on appelle cela l’appui budgétaire ;à ce moment-là, les décaissements vont suivre les procédures nationales et ils sont régis par le Code des marchés. Dans l’autre cas, et la plupart des bailleurs comme la Chine et les pays arabes le font, les procédures de décaissement leur sont propres.
 
Quel serait à votre avis le meilleur usage de cet argent pour l’instant virtuel ?
 
Vous savez, la croissance est un double processus : quantitatif (les dimensions augmentent) et qualitatif (les structures changent). Au Sénégal, la production de richesses est réelle, la croissance depuis 2015 tourne autour de 6 %. Le problème, c’est la redistribution des richesses et pour cela il faut qu’il y ait activité. Il y a une inflation des inégalités dans ce pays. A mon avis, le meilleur usage de cet argent après la consolidation des moteurs actuels de la croissance, c’est de développer de nouveaux secteurs créateurs de richesses, d’emplois, d’inclusion sociale et à forte capacité d’exportation et d’attraction d’investissements. Et non de gros investissements qui n’impactent pas sur la réduction des inégalités.

 
« L’urgence aujourd’hui, c’est de développer des secteurs créateurs
de richesses, d’emplois et d’inclusion sociale… »

 

La 1ere phase du PSE a-t-elle changé les conditions de vie des Sénégalais ?
 
Je pense que non, parce qu’on n’a pas demandé grand-chose à la 1ere phase du PSE. En écoutant parfois les autorités, on a l’impression que c’est le taux de croissance qui détermine la finalité du PSE et donc toute la communication se résume sur 6 à 7% de croissance. Or, la finalité de toute politique est l’amélioration de la qualité de vie des citoyens. Si vous regardez les projets structurants de la phase 1, par exemple le TER, l’autoroute Ila Touba, l’aéroport de Diass…, c’est combien de milliards et quels sont leurs effets dans la réduction de la pauvreté ? Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas besoin de ces projets, mais quand vous gérez un pays pauvre où tout est prioritaire, il faut mettre de l’ordre dans vos priorités.
 
Ces montants annoncés depuis Paris sont destinés à la 2e phase du PSE. Est-ce toujours pertinent ?
 
Oui et non. D’abord oui, si les autorités gouvernementales ont fait au préalable une évaluation exhaustive de la phase 1 et orienté l’investissement vers des secteurs à haute intensité de main d’œuvre dans des zones qui ne contribuent pas beaucoup à la création de richesses au Sénégal. A ce niveau, ce qui est rassurant, c’est que les décaissements vont commencer après l’élection présidentielle de février-mars 2019, c’est-à-dire dans une période de stabilité politique. Ensuite non, si l’objectif est d’avoir un taux de croissance à 2 chiffres, avec cette structure de croissance que nous avons, qui est contrôlée par le secteur tertiaire et une réaction faible des secteurs secondaire et primaire depuis la mise en place de la 1ere phase du PSE.
 
Quelle devrait être la place du secteur privé national dans cette nouvelle phase ?
 
Malheureusement le Sénégal n’a pas un secteur privé qui peut le tirer vers l’émergence. C’est le véritable problème. Parce que les projets structurants de l’Etat, c’est simplement pour agir positivement dans l’environnement des affaires et faciliter l’implantation et la production du secteur privé, qu’il soit national ou international. Mais il y a des préalables à prendre en compte pour que ce secteur puisse jouer son rôle.
 
Lesquels ?
 
Mettre en place une seule organisation du secteur privé dirigé par des capitaines d’industries qui connaissent leur mission. Créer des lignes de séparation entre le politique et les hommes d’affaires, pousser le maximum d’entreprises à la cotation boursière, pour qu’elles publient annuellement leurs états financiers et comptes de résultat, et créer les conditions de la concurrence pure et parfaite.

 
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