ECLAIRAGE… NDIOUGA BENGA (PROFESSEUR AU DEPARTEMENT D’HISTOIRE, UCAD) : « Il nous faut reformuler notre dilemme avec la France ou passer à autre chose »

Mardi 3 Janvier 2017

A travers les régimes qui se sont succédé au Sénégal, que peut-on retenir des relations entre notre pays et la France ?
Elles ont toujours été constantes, jamais tendues. Les élites qui ont gouverné jusqu’à récemment le Sénégal sont des produits de la modernité coloniale : Senghor, Diouf et Wade. Elles sont modérées, peu enclines aux changements. Les figures politiques radicales, qui ont essayé de proposer des voies révolutionnaires, au sens de porteurs de projets alternatifs, comme Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop ou Majhmout Diop, ont été confrontées à l’acharnement de la puissance jadis impériale et à ses soutiens locaux. Dans un sens plus large, dans les possessions françaises, tous les hommes d’action qui cherchèrent à changer le cours des choses, à faire émerger une nouvelle universalité ont été assassinées, à la veille ou au lendemain des indépendances : Boganda dans l’Oubangui-Chari, Um Nyobe au Cameroun, Ben Barka au Maroc, Ben Youssef en Tunisie.

De plus, une longue histoire de trois siècles de présence plus ou moins continue de la France au Sénégal a consolidé les relations entre ces deux espaces. N’oublions pas que les chefs d’Etat qui se succèdent au Sénégal ont chacun, avec son style, développé un pouvoir autoritaire. Le décor ainsi planté, au sommet de l’Etat, rassurait, dans le cadre de la Françafrique et de la Francophonie, la France pour de longues décennies… Les revendications politiques et culturelles populaires légitimes étaient vite réprimées. Que deviendront ces relations, dans un futur proche, par exemple, une fois disparu le franc CFA ? Que représente aujourd’hui le projet de la Francophonie dans une condition postcoloniale ouverte ? Autant de questions auxquelles les Sénégalais, avec d’autres Africains, sont appelés à répondre de manière rigoureuse, en définissant eux-mêmes et en préservant leurs propres intérêts, en étant les sujets de leur histoire, aujourd’hui et dans le temps qui vient.
 
A quelle période ces relations ont-elles été les plus denses ?
Un des moments fondateurs me semble être la création de la Francophonie à laquelle Senghor a contribué de manière décisive. Or, cette organisation est plus une affaire de chefs d’Etat, de réseaux fermés clientélistes, avec ses aspects obscurs : culturel, avec le développement du français, le narcissisme et la rente juteuse liés à cette langue ; financier, avec la pérennisation du franc CFA qui plombe la compétitivité et la transformation structurelle de nos économies ; politique, avec la Françafrique, ou ce qui en tient lieu aujourd’hui, et ses problématiques bureaucratico-institutionnelles. Aujourd’hui, à côté des savoirs et traditions locaux en langue arabe qui remontent aux temps médiévaux, l’anglo-américain demeure la langue dominante du monde, celle  des transports, de la finance, des images, des sports de masse, de la world music, de la pensée. Et les Sénégalais n’y échappent pas, surtout la frange juvénile. La langue française a donc tout intérêt à se dénationaliser, à s’ouvrir à la diversité du monde, à sa propre diversité. Dans ce cas-ci, il est intéressant d’observer comment les citadins francophones « tordent » ce français pour faire sens. La série ivoirienne Le Grin qui passe sur Canal A+ en est un exemple ; tout comme il est curieux de remarquer qu’il n’existe pas, à ma connaissance, d’humoriste sénégalais francophone.
 
Peut-on affirmer que le Sénégal reste encore une « colonie » de l’ancienne métropole ?
Le temps de la Colonie, comme phénomène historique, est clos. Cela ne suffit pas. Au Sénégal, au moment où l’on célébrait en 1960 la liberté retrouvée, Mamadou Dia avait posé à travers une série de 4 ouvrages de haute qualité (Contribution à l’étude du mouvement coopératif en Afrique noire ; Réflexions sur l’économie de l’Afrique noire ; L’économie africaine: études et problèmes nouveaux ; Nations africaines et solidarité mondiale) publiés entre 1952 et 1960 à Présence africaine et aux Presses universitaires de France, la question de la libération, notamment économique. Dia reprochait aux élites politiques africaines leur propension à épuiser leur énergie pour une indépendance qui revêtait un aspect purement juridique qui gommait les conditions d’une sortie véritable, définitive du moment colonial. Il ne fut pas entendu par ses pairs africains. On connaît la suite au Sénégal : Dia en paya le prix en 1962. Il nous faut reformuler, de manière neuve et dans un approfondissement continu, le dilemme auquel sont confrontés les Africains en 1960 et qui a conduit à des drames dans certains pays : où allons-nous ? Que voulons-nous devenir ? Il nous faut travailler à ce que le passé en commun avec la France devienne un passé en partage. A défaut, il faut passer à autre chose.
 
L’influence de la France dans le Sénégal est-elle toujours si prégnante ?
Elle reste importante, en tous cas, non négligeable. La France reste le premier partenaire économique du Sénégal ; le franc CFA est là ; les Sénégalais, au nombre de 10.000, sont le premier contingent d’étudiants africains au sud du Sahara en France et reproduisent quelque part des traditions dans la formation et la conduite des élites. Dans un monde globalisé où la concurrence est très forte, avec des partenaires du Sénégal, des Chinois, Turcs, Indiens, Arabes…, la France en est consciente et mise sur son savoir-faire.

La visite d’Etat de Macky Sall, la semaine dernière, en France a été précédée du marché TER. Dans ce domaine, la France est la meilleure expertise ; c’est mondialement (re)connu. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui importe, c’est une pensée africaine revitalisée, critique, plurielle, faite de prospective, poreuse aux innovations de sa société, autour de futurs où le champ des possibles et de l’action est presque infini, où les centres sont partout ; où l’Europe n’est plus qu’une province du monde. Oui, il faut passer à autre chose. (Propos recueillis par Abdoulaye Mbow)

 
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