Nos chemins se sont croisés une première fois en 1948 : j’avais vingt ans et je venais d’entrer à l’École Nationale de la France d’Outre-Mer, où Senghor enseignait les langues et civilisations de l’Afrique. D’entrée de jeu la fascination joua à plein. Cet homme de stature modeste, au langage retenu dans les échanges ordinaires, laissait paraître, lorsque le propos touchait les oeuvres vives de la pensée et du langage, un rayonnement illuminant le masque du visage qui nous captivait, nous ses jeunes auditeurs. À n’en pas douter, là se manifestait particulièrement le génie poétique du personnage, qui l’emportait alors sur toute autre manifestation de sa présence. J’apprendrais plus tard, cependant, qu’un autre registre de pensée et d’action pouvait se poser en contraste de sa vertu créative première, lorsque s’imposait à lui la froide contrainte de décisions politiques où dominait la position d’acteur responsable qu’il se donnait, primant ou réprimant les élans d’une sensibilité affective enracinée profond. Cette étrange et puissante séduction, qui n’allait pas sans ménager d’improbables surprises, joua à plein sur ses proches, au nombre desquels figurait en bon rang Mamadou Dia, compagnon de dix-sept ans de luttes communes.
Senghor fut, pour moi, un premier « Maître d’initiation », inappréciable, aux données profondes de la Culture africaine, ce qui gagea une fidélité au long cours dans la traversée d’un siècle d’orages, mais n’exclut jamais lucidité et liberté de dialogue lors de moments cruciaux d’affrontement. Après le temps d’une scolarité studieuse et passionnée, et à l’issue de mon séjour initial au Soudan, nous nous sommes retrouvés, dès le début de l’année 1955, au Sénégal, renouant avec de belles connivences intellectuelles et amicales, dans un contexte de mutation politique majeure. Chef du parti qui emporta la forte majorité des suffrages lors des élections marquant l’accès à l’autonomie interne, Senghor me demanda, en juin 1957, d’entrer dans l’équipe des conseillers du gouvernement entamant la marche vers la liberté, aux côtés de Mamadou Dia, qui prenait la tête de l’exécutif nouvellement formé. Ce dernier, dès le premier abord, me fascina et m’inspira respect, confiance : ainsi naquit une amitié profonde au long cours. Le contraste entre Senghor et Dia ne manquait pas de laisser paraître une complémentarité d’exception, en mesure de peser sur le destin de l’Afrique en quête de liberté. L’engagement auprès de Dia se révéla une aventure passionnante, se teintant de tragique lorsque les deux hommes se séparèrent. Pour en saisir les tenants et aboutissants, il est nécessaire de les replacer dans leur histoire propre, à travers les blessures de la sujétion coloniale, et l’exaltation des luttes pour y mettre fin.
Des hommes dans leur histoire et dans l’histoire
Léopold-Sédar Senghor est né en 1906 à Joal, petite escale historique des navigateurs, en pays sérer, encore imprégnée de créolité portugaise. Il entamait ainsi sa traversée du siècle, d’un XXe siècle qui fut un temps de mutations majeures. Il n’est pas possible de saisir le sens du destin d’un tel homme sans situer son parcours à travers ces mutations, influencé par elles et leur imprimant sa marque. Pour l’Afrique, pour les relations franco-africaines, ce siècle a été, d’une certaine façon, le siècle de Senghor. Certes, pas seulement cela : d’autres personnages de premier plan y ont laissé leurs traces, mais celles de Senghor sont particulièrement signifiantes pour éclairer l’héritage encore vivant de ces années de braise dans le siècle où nous sommes.
Avant d’analyser les étapes d’un chemin aussi marquant, je voudrais, non pas de façon abstraite et distanciée, mais à partir d’une relation humaine et intellectuelle vécue en dialogue avec lui, mettre l’accent sur la position singulière qui fut la sienne. Léopold-Sédar Senghor a vécu au coeur même de ce mouvement de l’histoire, le portant dans son intelligence, son intime sensibilité, de façon que je qualifierai de charnelle, affrontant d’immenses contradictions, de douloureux et dramatiques déchirements, acteur et témoin d’improbables éclosions de forces nouvelles.
Il en a été imprégné au plus profond de lui-même, loin d’être le personnage irénique et impassible dont les hagiographes impénitents tentent de perpétuer l’image. C’est à travers ce vécu, souvent cahoteux, non exempt de tâtonnements, d’erreurs, de blessures, que s’est formée la conscience d’un destin individuel hors pair assumant l’aventure collective. C’est par là-même qu’il acquiert toute sa crédibilité, sa force, sa portée. C’est de cette manière qu’il faut comprendre la proclamation de la Négritude et ce qui s’ensuivit. Je m’attacherai à tracer ce parcours, où le rejoindra Mamadou Dia, à travers sept étapes distinctives.
1. Le royaume d’enfance
Le jeune Léopold, né donc à Joal d’un père catholique et polygame – situation fréquente et faisant à l’époque l’objet d’une certaine tolérance –, commerçant aisé établi en ce lieu, suit sa mère à Djilor, au coeur du pays sérer du Sine. Selon la coutume matrilinéaire qui y prévaut, le personnage dominant masculin qui régente son éducation est son oncle maternel, qu’il nomme Toko Waly. Ce dernier est un homme de tradition et, dans ce cadre, son jeune pupille et neveu se laisse pénétrer de tous les effluves du terroir et d’une culture paysanne préservant son cachet de profonde authenticité. Il désignera ce temps de bonheur élémentaire comme son « royaume d’enfance », qui le marquera à jamais.
2. Le premier exil et la fascination du choc de la culture dominatrice
À l’âge de sept ans, avant même d’avoir suivi les épreuves d’initiation traditionnelle, son père décide de le reprendre à Joal et de le confier à l’école des missionnaires. Il subit alors l’épreuve déchirante d’une séparation brutale d’avec le monde maternel, et la frustration d’une éducation des racines inaccomplie, source d’une définitive nostalgie.
Par contre, l’école et le catéchisme de la mission catholique, où il apprend le wolof et le français, sont, pour lui, une source ambivalente de fascination. Il refuse de renier son « être culturel » premier, tout en assimilant avec passion les langages et les valeurs de l’Occident, expérience d’une conscience fondatrice de la condition de colonisé. Son intelligence s’y épanouit, malgré les contradictions, à travers de belles performances scolaires qui le conduisent au petit séminaire de Ngazobil, lui ouvrant ainsi le chemin de la prêtrise.
3. La résistance et la conquête des armes du dominant
Le jeune Senghor est pénétré de sa vocation sacerdotale, mais sans se déprendre de la fidélité à son être des racines. Tout en affirmant cette vocation avec force, il s’accommode mal du moule assimilationniste, négateur de son âme sérer considérée comme barbare par ses supérieurs. Jugé rebelle par ces derniers, on lui ferme la porte du grand séminaire. Il traverse alors cette épreuve avec douleur et déception, et me la racontera avec émotion dans une interview autobiographique qu’il m’accordera un demi-siècle plus tard. Hors enregistrement, il me dit : « Si j’avais poursuivi dans cette voie, j’aurais probablement été évêque, puis archevêque et cardinal. » Il s’arrête un instant, comme sous l’emprise d’un rêve familier, alors qu’un frémissement indéchiffrable module son regard... Il ajoute, dans un souffle : « Et peut-être même plus. » Il esquisse un sourire et la conversation amicale reprend son cours. Le jeune homme terminera son cycle secondaire de façon brillante dans le premier établissement de ce niveau à Dakar, qui deviendra par la suite le lycée Van Vollenhoven.
À travers ces épreuves, ses acquis intellectuels sont remarquables et préservent en lui une attirance profonde pour la langue et la culture françaises, assorties de grec et de latin. Il s’approprie de la sorte les armes culturelles du colonisateur, dans un chemin qui demeure marqué de solitude. Seule Hélène, sa belle-soeur et confidente, épouse de son frère aîné René, et dotée elle aussi d’une belle intelligence, est de plain-pied avec lui dans ce parcours hors norme, et le soutient depuis l’aube de l’adolescence sans la moindre faille. Notons que son histoire éducative s’est tenue à l’écart du monde saint-louisien, qui avait formé jusque-là et continuera de former au premier rang les nouvelles élites sénégalaises. Cette position d’exception, paradoxalement, servira son influence sur la classe politique et sociale du pays : il y apportera de ce fait sa singularité, sa différence sans perdre sa proximité. Une situation fertile pour développer le message du métissage des cultures, comme dépassement du fait colonial.
4. Le retour aux sources et l’irrésistible surgissement de l’affirmation identitaire : la Négritude comme reconquête de soi
Les études secondaires menées à bien le conduisent au grand large. Le jeune étudiant, avec le soutien de la famille, s’embarque pour la France engrisaillée de l’automne 1928. Le député Blaise Diagne est son correspondant et l’aide, après un essai décevant en Sorbonne, à s’inscrire en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. Nouveau paradoxe : c’est à partir de là qu’il affirmera, à travers la rencontre d’Aimé Césaire puis de Léon-Gontran Damas, la Négritude partagée, alors que sa passion pour la littérature et la langue française est avivée par le dialogue avec son condisciple Georges Pompidou.
Mais la Négritude ainsi comprise et proclamée n’est pas un eldorado : c’est une terre de conquête, appelant à une reconstruction de soi, mettant en évidence les blessures, les amputations d’une prime jeunesse sous contrôle colonial. L’agrégation de grammaire couronne l’appropriation de la part française de sa quête culturelle, au coeur d’un exil qui semble bien long. En 1937, un bref retour à Dakar, à l’initiative du Gouverneur général de Coppet, au temps du Front populaire, lui permet, dans une conférence retentissante à la Chambre de Commerce, devant un parterre couru par les Blancs de la ville quelque peu stupéfiés, d’affirmer l’impératif d’une reconnaissance majeure des langues et des valeurs africaines. L’éducation perçue de la sorte est, à ses yeux, la clé de l’avenir.
Le retour en Europe le voit exercer ses fonctions de jeune professeur, où se révèle un indéniable talent pédagogique. Il demeure profondément impliqué dans le groupe des intellectuels noirs, avec, tout particulièrement, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Birago Diop ; mais le voici plongeant bientôt dans la « drôle de guerre », où il est fait prisonnier. Les « tirailleurs sénégalais », ses compagnons de captivité, paysans devenus guerriers par force et dont il se fait l’éducateur, le mettent en prise avec un engagement au service de son peuple. Il y retrouve le point de départ de sa vocation de poète à travers le recueil Hosties noires, qui le révèle en possession du point focal de son être : lieu de rencontre et de fusion de toutes ses pulsions créatives. Une fois libéré pour raison de santé, en 1943, il reprend sa place dans le « groupe de la Négritude » devenu chantier d’affirmation et de lutte, aux côtés de ses partenaires d’aventure. Présence Africaine et Alioune Diop prolongeront le mouvement de façon décisive peu après le retour de la paix.
Au plus profond de l’horrible drame planétaire que fut le grand conflit mondial, germent les fleurs de la liberté. Pour les peuples coloniaux, dans le sillage de l’Inde libérée en 1947, ce sera le temps de l’inéluctable émancipation. Le chemin menant de la Négritude à la pleine maîtrise de soi est ouvert sans retour.
5. L’engagement en politique et le défi du pouvoir : conquérir pour agir en quête du métissage
Voici désormais Léopold-Sédar Senghor au pied du mur. Le choc cosmique de la guerre a ébranlé les fondements de l’ordre colonial. L’Assemblée constituante de 1945 a la charge de créer les institutions de la Nouvelle République. Les députés des territoires d’Outre-Mer y ont leur part. Le doyen sénégalais Lamine Guèye appelle Senghor, le jeune et brillant intellectuel, issu du monde « indigène » et non, comme lui, de l’élite des « quatre communes » 2, à le rejoindre sur sa liste électorale adoubée par le parti socialiste SFIO. Il est élu. C’est le retour triomphal d’un enfant du pays vivant l’exil depuis presque deux décennies, dans le cadre d’une alliance politique marquée du sceau de la contradiction. Lamine Guèye incarne, en effet, un courant certes émancipateur mais inscrit dans des positions assi-milationnistes : il s’agit de se fondre dans la République en revendiquant l’égalité et l’identité de toutes ses composantes, blanches ou noires. Senghor très vite élève la voix : « Nous voulons assimiler, mais non point être assimilés, c’est-à-dire préserver notre identité. » C’est la vision d’un métissage identitaire dépassant, prolongeant, accomplissant l’affirmation de soi dans l’ouverture et la réciprocité. Lamine freine des quatre fers. Senghor sort du cadre contraint, démissionne de la SFIO et fonde, en 1949, son propre mouvement politique, le Bloc Démocratique Sénégalais, bénéficiant d’une adhésion enthousiaste jusqu’aux tréfonds du monde rural.
L’avènement de la Troisième République ouvrit, pour les originaires des quatre communes sénégalaises Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée, l’accession à des droits civiques d’exception, incluant une représentation au Parlement. Lamine Guèye en était, à la différence de Senghor né dans le statut de l’indigénat qui ne fut aboli qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette mesure élargissait avec parcimonie la représentation des Territoires coloniaux dans les Assemblées de la République.
À ses côtés, le jeune Mamadou Dia, de cinq ans son cadet, fils du peuple, éduqué, immergé dans le peuple, instituteur rural, depuis longtemps engagé dans l’affirmation identitaire d’une Négritude vécue, assumée, combattante, au sein d’un groupe d’enseignants protestataires se dénommant, à Saint-Louis, le « Cercle de l’authenticité », avec notamment son collègue Abdoulaye Sadji. L’alliance entre Senghor et Dia est, au départ, miraculeuse, et la division du travail s’opère naturellement entre le fils du Fleuve musulman et le Sérer catholique. Senghor a ouvert la lutte en Europe ; au Sénégal, Dia en sera le vecteur dans le pays profond. Ils unissent leurs efforts dans les positions parlementaires conquises.
Léopold-Sédar Senghor entra en 1955 dans le gouvernement d’Edgar Faure. Il s’établit entre les deux hommes un pacte d’intelligence. Edgar Faure, bien plus tard, le recevra à l’Académie française. Le chef de l’exécutif qu’il fut avait parfaitement compris le sens des options identitaires commandant l’enracinement dans une terre nourricière, vécu par lui-même, de façon exemplaire, dans son fief franc-comtois. Mais les fluctuations capricieuses de la vie parlementaire française laissaient peu de champ à cet attelage séduisant. La majorité des élus à l’Assemblée finit par rechigner devant une « Union française » porteuse, à leurs yeux, d’un excès d’égalitarisme gageant à terme la domination démographique des peuples d’Outre-Mer. On en vint alors à octroyer l’autonomie territoriale à chacune des ex-colonies, comme une protection différencialiste préservant la prééminence de la métropole, tout en leur refusant le droit d’établir entre elles un lien fédéral qui aurait pesé trop lourd au regard du pouvoir central. Telle fut l’économie de la Loi-cadre du 23 juin 1956, que Senghor et Dia, forts de leurs convictions fédéralistes, refusèrent de voter.
Dia, pour sa part, d’abord élu au Sénat, avait ensuite rejoint Senghor à l’Assemblée nationale. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, ils devront cependant appliquer les dispositions de la loi génératrice d’une autonomie limitée, dans un grand espace balkanisé. Mamadou Dia se voit alors confier la mission de mettre sur pied l’État sénégalais semi-autonome et d’en diriger le gouvernement, tandis que Senghor mène le jeu auprès des pouvoirs centraux de la République. Nous sentions bien, à travers ces incomplétudes, ces contradictions et ces porte-à-faux, qu’il ne s’agissait que d’une étape de transition. L’effondrement de la quatrième République et l’accession du général de Gaulle à la Présidence allaient changer la donne. La décolonisation revenait en force à l’ordre du jour.
6. L’épreuve de la liberté : comment et jusqu’où abattre la muraille des contradictions
Le nouveau pouvoir accepte, d’entrée de jeu, d’élargir l’autonomie, mais dans le cadre d’une « Communauté française » où les pouvoirs régaliens seront gérés en commun tout en préservant la prééminence française. Dans le rite de passage, à travers le référendum constitutionnel de septembre 1958, les Territoires doivent choisir entre l’indépendance immédiate, assortie de rupture avec la France, et le statut d’États membres de la Communauté. La pierre d’achoppement, c’est la position au regard de l’indépendance. La question divise la classe politique, y compris à l’intérieur du Sénégal. Senghor est profondément déchiré.
La majorité du parti penche pour l’indépendance immédiate, alors que son leader craint cette cassure frontale. Il s’ensuit une période de flottement. Mamadou Dia, sensible aux arguments des indépendantistes, mais fidèle à son ami, sauve la mise en soutenant un compromis historique que Senghor finit par accepter : le Sénégal dira « oui » à la Communauté, mais en préparant à court terme une indépendance négociée. Je vis ces événements avec intensité, dans mes fonctions de Directeur de Cabinet du Chef du gouvernement. Le « oui » l’emporte et ouvre la voie à une stratégie intensive de développement fondée sur le démantèlement de l’économie de traite, condition de la libération effective, et sur la création de coopératives de développement autogérées appuyées par l’éducation et l’animation rurales, conditions de la démocratie. Mamadou Dia en est le maître d’ouvrage et Senghor le soutient. Cependant, la nouvelle politique met en question de puissants intérêts économiques et politiques et la position sociale de féodalités religieuses conservatrices.
Entre-temps, le Sénégal et le Soudan avaient tenté de créer entre eux un lien fédéral, en 1959, malgré les vents contraires. La Fédération du Mali explosa en août 1960 et le Sénégal indépendant, après les négociations émancipatrices avec la France, reprit sa ligne de développement, Senghor présidant la nouvelle République. Dans ce nouveau cadre, les divergences, non exemptes de malentendus, s’accumulèrent entre Dia et lui, reflétant les contradictions internes du parti au pouvoir. Alors que l’on en était au dernier acte de l’abolition de l’économie de traite, la rupture s’opéra en décembre 1962 dans des conditions tragiques. Le jeu institutionnel avait mis à mal un dialogue essentiel entre les compagnons. Au plus fort de la tourmente, Senghor lâcha Dia qui subit un sort cruel. Cependant, sur les valeurs fondatrices, les deux hommes étaient loin d’être en désaccord. Le jeu politique et politicien ne permit pas que l’alliance entre eux, sur ces fondamentaux, garde sa force première, au grand dam d’une entreprise exemplaire reposant sur leur complicité hors du commun.
Le climat général de crise qui succéda à l’euphorie quelque peu factice des « trente glorieuses » ne permit pas véritablement d’avancées décisives au regard du développement. Senghor eut l’habileté politique, seul aux commandes, d’éviter les explosions majeures.
7. Fin de règne pour Senghor : un legs politique et, plus encore, une oeuvre poétique hors du temps. Pour Dia : des messages d’avenir
À la fin de l’année 1980, après vingt ans d’exercice du pouvoir à la tête de l’État et de son mouvement politique, à l’âge de 74 ans, alors qu’aucune contrainte ne s’imposait à lui hors de son devoir de conscience, Senghor décidait de quitter ses fonctions, avec le désir d’assurer la continuité de l’oeuvre qui avait été la sienne, un processus alors sans précédent dans l’univers des chefs d’État africains. Il n’est pas aisé d’établir un bilan équitable de ce grand parcours d’histoire. Il s’agit, certainement d’une trajectoire d’exception. Quelques points marquants peuvent être mis en évidence.
Sa vocation initiale, affirmée et assumée, était de contribuer à l’illustration d’une créativité africaine se dégageant de la longue et lourde oppression coloniale. Il avait, dans le peloton de tête, compris l’importance majeure de la Culture pour « faire humanité ». Il avait saisi la nécessité de libérer cette créativité culturelle à partir des chemins historiques propres aux différents peuples, tout autant qu’à travers leurs rencontres et leurs confluences, se faisant l’apôtre du métissage. Pour toutes ces raisons, il voulait, au départ, préserver personnellement, comme richesse suprême, sa créativité poétique, affranchie des lourdes contingences de l’engagement politique, et son oeuvre littéraire fondamentale en fait foi.
Il ne put cependant se dérober à l’appel des responsabilités à l’heure des mutations majeures, et, contraint dès lors de naviguer dans la mer des contradictions, il s’est attaché à sauvegarder, en particulier dans son travail d’écriture, l’essentiel de son message, dont la portée reste grande aujourd’hui, reprenant l’induction fulgurante de Teilhard de Chardin qui l’influença : « La Terre pour devenir adulte a besoin de tout son sang. » Si Senghor n’avait pas tenté la conquête, la reconquête de sa Négritude à travers les épreuves non dénuées d’ambiguïté de l’engagement dans un chemin d’ombre et de lumière, où les ombres sont autant signifiantes que les lumières, alors son apport n’aurait pas le même prix pour ceux qui cheminent à sa suite.
Autant Senghor s’était appliqué à garder en toutes circonstances le contrôle de ses humeurs, assorti d’une discipline physique assidue, autant Dia manifestait son énergie vitale par une impulsivité réagissant bien souvent avec force, voire avec violence, aux situations qui l’interpellaient. Chez lui, la colère signifiait ordinairement l’explosion de l’indignation qui flambait face à l’injustice, à l’irresponsabilité, à la trahison. Pour autant, la profondeur intime des sentiments ne manquait pas de révéler d’infinies délicatesses, particulièrement précieuses en amitié, mais exigeantes en qualité et en fidélité. Ses convictions spirituelles, liées à une sincère dévotion à l’islam soufi, ne manquaient pas, à l’occasion, de tempérer la fulgurance de ses emportements. Dia était un excellent orateur, qui puisait dans son caractère la coloration d’une éloquence reconnue et appréciée.
Il arrivait cependant que la vertu de la colère, en certaines circonstances essentielles pour mener de bons combats, se heurte à des obstacles, des chausse-trapes difficiles à déjouer. Ce fut le cas au plus vif de la crise de 1962 marquant sa rupture avec Senghor, où il ne suffisait pas d’avoir raison pour l’emporter. La profondeur de ses sentiments, soutenue par sa hauteur de vues spirituelle, le conduisit, malgré la dureté des épreuves endurées, à préserver un attachement personnel incoercible à son compagnon des époques pionnières. Le message et l’héritage de Dia, qui rejoignait Senghor pleinement dans son attachement à la Négritude, vertu d’authenticité, c’est précisément la rigueur de la foi dans les options fondamentales : pour lui, essentiellement, le combat pour la libération du peuple, au prix des plus durs des sacrifices.
Senghor quitta ce monde, entouré d’honneurs et de distinctions, en 2001, à l’âge de 95 ans. Obsédé de façon récurrente tout au long de sa vie d’homme par le sentiment du devoir d’être ce qu’il n’était pas, sans abolir pour autant son être premier, il finit par y parvenir, le métissage demeurant à ses yeux comme la terre promise. Dia, pour sa part, s’en alla en 2009, à 98 ans, s’attachant jusqu’au bout à demeurer dans l’arène, sans être entendu unanimement à hauteur de ses espérances, mais porté par le souci que les générations à venir comprendraient les enjeux fondateurs des temps historiques de l’indépendance, et en tireraient les enseignements pour les horizons nouveaux. Je reste à l’écoute des leçons de vie qu’ils nous donnent l’un et l’autre.
L’émission « La marche du monde » de Valérie Nivelon, le dimanche 3 juin 2018, consacrée à Roland Colin et à ce livre, peut être écoutée et téléchargée à partir du lien suivant :
http://rfi-la-marche-du-monde.lepodcast.fr/roland-colin-libre-passeur-africain
Senghor fut, pour moi, un premier « Maître d’initiation », inappréciable, aux données profondes de la Culture africaine, ce qui gagea une fidélité au long cours dans la traversée d’un siècle d’orages, mais n’exclut jamais lucidité et liberté de dialogue lors de moments cruciaux d’affrontement. Après le temps d’une scolarité studieuse et passionnée, et à l’issue de mon séjour initial au Soudan, nous nous sommes retrouvés, dès le début de l’année 1955, au Sénégal, renouant avec de belles connivences intellectuelles et amicales, dans un contexte de mutation politique majeure. Chef du parti qui emporta la forte majorité des suffrages lors des élections marquant l’accès à l’autonomie interne, Senghor me demanda, en juin 1957, d’entrer dans l’équipe des conseillers du gouvernement entamant la marche vers la liberté, aux côtés de Mamadou Dia, qui prenait la tête de l’exécutif nouvellement formé. Ce dernier, dès le premier abord, me fascina et m’inspira respect, confiance : ainsi naquit une amitié profonde au long cours. Le contraste entre Senghor et Dia ne manquait pas de laisser paraître une complémentarité d’exception, en mesure de peser sur le destin de l’Afrique en quête de liberté. L’engagement auprès de Dia se révéla une aventure passionnante, se teintant de tragique lorsque les deux hommes se séparèrent. Pour en saisir les tenants et aboutissants, il est nécessaire de les replacer dans leur histoire propre, à travers les blessures de la sujétion coloniale, et l’exaltation des luttes pour y mettre fin.
Des hommes dans leur histoire et dans l’histoire
Léopold-Sédar Senghor est né en 1906 à Joal, petite escale historique des navigateurs, en pays sérer, encore imprégnée de créolité portugaise. Il entamait ainsi sa traversée du siècle, d’un XXe siècle qui fut un temps de mutations majeures. Il n’est pas possible de saisir le sens du destin d’un tel homme sans situer son parcours à travers ces mutations, influencé par elles et leur imprimant sa marque. Pour l’Afrique, pour les relations franco-africaines, ce siècle a été, d’une certaine façon, le siècle de Senghor. Certes, pas seulement cela : d’autres personnages de premier plan y ont laissé leurs traces, mais celles de Senghor sont particulièrement signifiantes pour éclairer l’héritage encore vivant de ces années de braise dans le siècle où nous sommes.
Avant d’analyser les étapes d’un chemin aussi marquant, je voudrais, non pas de façon abstraite et distanciée, mais à partir d’une relation humaine et intellectuelle vécue en dialogue avec lui, mettre l’accent sur la position singulière qui fut la sienne. Léopold-Sédar Senghor a vécu au coeur même de ce mouvement de l’histoire, le portant dans son intelligence, son intime sensibilité, de façon que je qualifierai de charnelle, affrontant d’immenses contradictions, de douloureux et dramatiques déchirements, acteur et témoin d’improbables éclosions de forces nouvelles.
Il en a été imprégné au plus profond de lui-même, loin d’être le personnage irénique et impassible dont les hagiographes impénitents tentent de perpétuer l’image. C’est à travers ce vécu, souvent cahoteux, non exempt de tâtonnements, d’erreurs, de blessures, que s’est formée la conscience d’un destin individuel hors pair assumant l’aventure collective. C’est par là-même qu’il acquiert toute sa crédibilité, sa force, sa portée. C’est de cette manière qu’il faut comprendre la proclamation de la Négritude et ce qui s’ensuivit. Je m’attacherai à tracer ce parcours, où le rejoindra Mamadou Dia, à travers sept étapes distinctives.
1. Le royaume d’enfance
Le jeune Léopold, né donc à Joal d’un père catholique et polygame – situation fréquente et faisant à l’époque l’objet d’une certaine tolérance –, commerçant aisé établi en ce lieu, suit sa mère à Djilor, au coeur du pays sérer du Sine. Selon la coutume matrilinéaire qui y prévaut, le personnage dominant masculin qui régente son éducation est son oncle maternel, qu’il nomme Toko Waly. Ce dernier est un homme de tradition et, dans ce cadre, son jeune pupille et neveu se laisse pénétrer de tous les effluves du terroir et d’une culture paysanne préservant son cachet de profonde authenticité. Il désignera ce temps de bonheur élémentaire comme son « royaume d’enfance », qui le marquera à jamais.
2. Le premier exil et la fascination du choc de la culture dominatrice
À l’âge de sept ans, avant même d’avoir suivi les épreuves d’initiation traditionnelle, son père décide de le reprendre à Joal et de le confier à l’école des missionnaires. Il subit alors l’épreuve déchirante d’une séparation brutale d’avec le monde maternel, et la frustration d’une éducation des racines inaccomplie, source d’une définitive nostalgie.
Par contre, l’école et le catéchisme de la mission catholique, où il apprend le wolof et le français, sont, pour lui, une source ambivalente de fascination. Il refuse de renier son « être culturel » premier, tout en assimilant avec passion les langages et les valeurs de l’Occident, expérience d’une conscience fondatrice de la condition de colonisé. Son intelligence s’y épanouit, malgré les contradictions, à travers de belles performances scolaires qui le conduisent au petit séminaire de Ngazobil, lui ouvrant ainsi le chemin de la prêtrise.
3. La résistance et la conquête des armes du dominant
Le jeune Senghor est pénétré de sa vocation sacerdotale, mais sans se déprendre de la fidélité à son être des racines. Tout en affirmant cette vocation avec force, il s’accommode mal du moule assimilationniste, négateur de son âme sérer considérée comme barbare par ses supérieurs. Jugé rebelle par ces derniers, on lui ferme la porte du grand séminaire. Il traverse alors cette épreuve avec douleur et déception, et me la racontera avec émotion dans une interview autobiographique qu’il m’accordera un demi-siècle plus tard. Hors enregistrement, il me dit : « Si j’avais poursuivi dans cette voie, j’aurais probablement été évêque, puis archevêque et cardinal. » Il s’arrête un instant, comme sous l’emprise d’un rêve familier, alors qu’un frémissement indéchiffrable module son regard... Il ajoute, dans un souffle : « Et peut-être même plus. » Il esquisse un sourire et la conversation amicale reprend son cours. Le jeune homme terminera son cycle secondaire de façon brillante dans le premier établissement de ce niveau à Dakar, qui deviendra par la suite le lycée Van Vollenhoven.
À travers ces épreuves, ses acquis intellectuels sont remarquables et préservent en lui une attirance profonde pour la langue et la culture françaises, assorties de grec et de latin. Il s’approprie de la sorte les armes culturelles du colonisateur, dans un chemin qui demeure marqué de solitude. Seule Hélène, sa belle-soeur et confidente, épouse de son frère aîné René, et dotée elle aussi d’une belle intelligence, est de plain-pied avec lui dans ce parcours hors norme, et le soutient depuis l’aube de l’adolescence sans la moindre faille. Notons que son histoire éducative s’est tenue à l’écart du monde saint-louisien, qui avait formé jusque-là et continuera de former au premier rang les nouvelles élites sénégalaises. Cette position d’exception, paradoxalement, servira son influence sur la classe politique et sociale du pays : il y apportera de ce fait sa singularité, sa différence sans perdre sa proximité. Une situation fertile pour développer le message du métissage des cultures, comme dépassement du fait colonial.
4. Le retour aux sources et l’irrésistible surgissement de l’affirmation identitaire : la Négritude comme reconquête de soi
Les études secondaires menées à bien le conduisent au grand large. Le jeune étudiant, avec le soutien de la famille, s’embarque pour la France engrisaillée de l’automne 1928. Le député Blaise Diagne est son correspondant et l’aide, après un essai décevant en Sorbonne, à s’inscrire en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. Nouveau paradoxe : c’est à partir de là qu’il affirmera, à travers la rencontre d’Aimé Césaire puis de Léon-Gontran Damas, la Négritude partagée, alors que sa passion pour la littérature et la langue française est avivée par le dialogue avec son condisciple Georges Pompidou.
Mais la Négritude ainsi comprise et proclamée n’est pas un eldorado : c’est une terre de conquête, appelant à une reconstruction de soi, mettant en évidence les blessures, les amputations d’une prime jeunesse sous contrôle colonial. L’agrégation de grammaire couronne l’appropriation de la part française de sa quête culturelle, au coeur d’un exil qui semble bien long. En 1937, un bref retour à Dakar, à l’initiative du Gouverneur général de Coppet, au temps du Front populaire, lui permet, dans une conférence retentissante à la Chambre de Commerce, devant un parterre couru par les Blancs de la ville quelque peu stupéfiés, d’affirmer l’impératif d’une reconnaissance majeure des langues et des valeurs africaines. L’éducation perçue de la sorte est, à ses yeux, la clé de l’avenir.
Le retour en Europe le voit exercer ses fonctions de jeune professeur, où se révèle un indéniable talent pédagogique. Il demeure profondément impliqué dans le groupe des intellectuels noirs, avec, tout particulièrement, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Birago Diop ; mais le voici plongeant bientôt dans la « drôle de guerre », où il est fait prisonnier. Les « tirailleurs sénégalais », ses compagnons de captivité, paysans devenus guerriers par force et dont il se fait l’éducateur, le mettent en prise avec un engagement au service de son peuple. Il y retrouve le point de départ de sa vocation de poète à travers le recueil Hosties noires, qui le révèle en possession du point focal de son être : lieu de rencontre et de fusion de toutes ses pulsions créatives. Une fois libéré pour raison de santé, en 1943, il reprend sa place dans le « groupe de la Négritude » devenu chantier d’affirmation et de lutte, aux côtés de ses partenaires d’aventure. Présence Africaine et Alioune Diop prolongeront le mouvement de façon décisive peu après le retour de la paix.
Au plus profond de l’horrible drame planétaire que fut le grand conflit mondial, germent les fleurs de la liberté. Pour les peuples coloniaux, dans le sillage de l’Inde libérée en 1947, ce sera le temps de l’inéluctable émancipation. Le chemin menant de la Négritude à la pleine maîtrise de soi est ouvert sans retour.
5. L’engagement en politique et le défi du pouvoir : conquérir pour agir en quête du métissage
Voici désormais Léopold-Sédar Senghor au pied du mur. Le choc cosmique de la guerre a ébranlé les fondements de l’ordre colonial. L’Assemblée constituante de 1945 a la charge de créer les institutions de la Nouvelle République. Les députés des territoires d’Outre-Mer y ont leur part. Le doyen sénégalais Lamine Guèye appelle Senghor, le jeune et brillant intellectuel, issu du monde « indigène » et non, comme lui, de l’élite des « quatre communes » 2, à le rejoindre sur sa liste électorale adoubée par le parti socialiste SFIO. Il est élu. C’est le retour triomphal d’un enfant du pays vivant l’exil depuis presque deux décennies, dans le cadre d’une alliance politique marquée du sceau de la contradiction. Lamine Guèye incarne, en effet, un courant certes émancipateur mais inscrit dans des positions assi-milationnistes : il s’agit de se fondre dans la République en revendiquant l’égalité et l’identité de toutes ses composantes, blanches ou noires. Senghor très vite élève la voix : « Nous voulons assimiler, mais non point être assimilés, c’est-à-dire préserver notre identité. » C’est la vision d’un métissage identitaire dépassant, prolongeant, accomplissant l’affirmation de soi dans l’ouverture et la réciprocité. Lamine freine des quatre fers. Senghor sort du cadre contraint, démissionne de la SFIO et fonde, en 1949, son propre mouvement politique, le Bloc Démocratique Sénégalais, bénéficiant d’une adhésion enthousiaste jusqu’aux tréfonds du monde rural.
L’avènement de la Troisième République ouvrit, pour les originaires des quatre communes sénégalaises Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée, l’accession à des droits civiques d’exception, incluant une représentation au Parlement. Lamine Guèye en était, à la différence de Senghor né dans le statut de l’indigénat qui ne fut aboli qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette mesure élargissait avec parcimonie la représentation des Territoires coloniaux dans les Assemblées de la République.
À ses côtés, le jeune Mamadou Dia, de cinq ans son cadet, fils du peuple, éduqué, immergé dans le peuple, instituteur rural, depuis longtemps engagé dans l’affirmation identitaire d’une Négritude vécue, assumée, combattante, au sein d’un groupe d’enseignants protestataires se dénommant, à Saint-Louis, le « Cercle de l’authenticité », avec notamment son collègue Abdoulaye Sadji. L’alliance entre Senghor et Dia est, au départ, miraculeuse, et la division du travail s’opère naturellement entre le fils du Fleuve musulman et le Sérer catholique. Senghor a ouvert la lutte en Europe ; au Sénégal, Dia en sera le vecteur dans le pays profond. Ils unissent leurs efforts dans les positions parlementaires conquises.
Léopold-Sédar Senghor entra en 1955 dans le gouvernement d’Edgar Faure. Il s’établit entre les deux hommes un pacte d’intelligence. Edgar Faure, bien plus tard, le recevra à l’Académie française. Le chef de l’exécutif qu’il fut avait parfaitement compris le sens des options identitaires commandant l’enracinement dans une terre nourricière, vécu par lui-même, de façon exemplaire, dans son fief franc-comtois. Mais les fluctuations capricieuses de la vie parlementaire française laissaient peu de champ à cet attelage séduisant. La majorité des élus à l’Assemblée finit par rechigner devant une « Union française » porteuse, à leurs yeux, d’un excès d’égalitarisme gageant à terme la domination démographique des peuples d’Outre-Mer. On en vint alors à octroyer l’autonomie territoriale à chacune des ex-colonies, comme une protection différencialiste préservant la prééminence de la métropole, tout en leur refusant le droit d’établir entre elles un lien fédéral qui aurait pesé trop lourd au regard du pouvoir central. Telle fut l’économie de la Loi-cadre du 23 juin 1956, que Senghor et Dia, forts de leurs convictions fédéralistes, refusèrent de voter.
Dia, pour sa part, d’abord élu au Sénat, avait ensuite rejoint Senghor à l’Assemblée nationale. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, ils devront cependant appliquer les dispositions de la loi génératrice d’une autonomie limitée, dans un grand espace balkanisé. Mamadou Dia se voit alors confier la mission de mettre sur pied l’État sénégalais semi-autonome et d’en diriger le gouvernement, tandis que Senghor mène le jeu auprès des pouvoirs centraux de la République. Nous sentions bien, à travers ces incomplétudes, ces contradictions et ces porte-à-faux, qu’il ne s’agissait que d’une étape de transition. L’effondrement de la quatrième République et l’accession du général de Gaulle à la Présidence allaient changer la donne. La décolonisation revenait en force à l’ordre du jour.
6. L’épreuve de la liberté : comment et jusqu’où abattre la muraille des contradictions
Le nouveau pouvoir accepte, d’entrée de jeu, d’élargir l’autonomie, mais dans le cadre d’une « Communauté française » où les pouvoirs régaliens seront gérés en commun tout en préservant la prééminence française. Dans le rite de passage, à travers le référendum constitutionnel de septembre 1958, les Territoires doivent choisir entre l’indépendance immédiate, assortie de rupture avec la France, et le statut d’États membres de la Communauté. La pierre d’achoppement, c’est la position au regard de l’indépendance. La question divise la classe politique, y compris à l’intérieur du Sénégal. Senghor est profondément déchiré.
La majorité du parti penche pour l’indépendance immédiate, alors que son leader craint cette cassure frontale. Il s’ensuit une période de flottement. Mamadou Dia, sensible aux arguments des indépendantistes, mais fidèle à son ami, sauve la mise en soutenant un compromis historique que Senghor finit par accepter : le Sénégal dira « oui » à la Communauté, mais en préparant à court terme une indépendance négociée. Je vis ces événements avec intensité, dans mes fonctions de Directeur de Cabinet du Chef du gouvernement. Le « oui » l’emporte et ouvre la voie à une stratégie intensive de développement fondée sur le démantèlement de l’économie de traite, condition de la libération effective, et sur la création de coopératives de développement autogérées appuyées par l’éducation et l’animation rurales, conditions de la démocratie. Mamadou Dia en est le maître d’ouvrage et Senghor le soutient. Cependant, la nouvelle politique met en question de puissants intérêts économiques et politiques et la position sociale de féodalités religieuses conservatrices.
Entre-temps, le Sénégal et le Soudan avaient tenté de créer entre eux un lien fédéral, en 1959, malgré les vents contraires. La Fédération du Mali explosa en août 1960 et le Sénégal indépendant, après les négociations émancipatrices avec la France, reprit sa ligne de développement, Senghor présidant la nouvelle République. Dans ce nouveau cadre, les divergences, non exemptes de malentendus, s’accumulèrent entre Dia et lui, reflétant les contradictions internes du parti au pouvoir. Alors que l’on en était au dernier acte de l’abolition de l’économie de traite, la rupture s’opéra en décembre 1962 dans des conditions tragiques. Le jeu institutionnel avait mis à mal un dialogue essentiel entre les compagnons. Au plus fort de la tourmente, Senghor lâcha Dia qui subit un sort cruel. Cependant, sur les valeurs fondatrices, les deux hommes étaient loin d’être en désaccord. Le jeu politique et politicien ne permit pas que l’alliance entre eux, sur ces fondamentaux, garde sa force première, au grand dam d’une entreprise exemplaire reposant sur leur complicité hors du commun.
Le climat général de crise qui succéda à l’euphorie quelque peu factice des « trente glorieuses » ne permit pas véritablement d’avancées décisives au regard du développement. Senghor eut l’habileté politique, seul aux commandes, d’éviter les explosions majeures.
7. Fin de règne pour Senghor : un legs politique et, plus encore, une oeuvre poétique hors du temps. Pour Dia : des messages d’avenir
À la fin de l’année 1980, après vingt ans d’exercice du pouvoir à la tête de l’État et de son mouvement politique, à l’âge de 74 ans, alors qu’aucune contrainte ne s’imposait à lui hors de son devoir de conscience, Senghor décidait de quitter ses fonctions, avec le désir d’assurer la continuité de l’oeuvre qui avait été la sienne, un processus alors sans précédent dans l’univers des chefs d’État africains. Il n’est pas aisé d’établir un bilan équitable de ce grand parcours d’histoire. Il s’agit, certainement d’une trajectoire d’exception. Quelques points marquants peuvent être mis en évidence.
Sa vocation initiale, affirmée et assumée, était de contribuer à l’illustration d’une créativité africaine se dégageant de la longue et lourde oppression coloniale. Il avait, dans le peloton de tête, compris l’importance majeure de la Culture pour « faire humanité ». Il avait saisi la nécessité de libérer cette créativité culturelle à partir des chemins historiques propres aux différents peuples, tout autant qu’à travers leurs rencontres et leurs confluences, se faisant l’apôtre du métissage. Pour toutes ces raisons, il voulait, au départ, préserver personnellement, comme richesse suprême, sa créativité poétique, affranchie des lourdes contingences de l’engagement politique, et son oeuvre littéraire fondamentale en fait foi.
Il ne put cependant se dérober à l’appel des responsabilités à l’heure des mutations majeures, et, contraint dès lors de naviguer dans la mer des contradictions, il s’est attaché à sauvegarder, en particulier dans son travail d’écriture, l’essentiel de son message, dont la portée reste grande aujourd’hui, reprenant l’induction fulgurante de Teilhard de Chardin qui l’influença : « La Terre pour devenir adulte a besoin de tout son sang. » Si Senghor n’avait pas tenté la conquête, la reconquête de sa Négritude à travers les épreuves non dénuées d’ambiguïté de l’engagement dans un chemin d’ombre et de lumière, où les ombres sont autant signifiantes que les lumières, alors son apport n’aurait pas le même prix pour ceux qui cheminent à sa suite.
Autant Senghor s’était appliqué à garder en toutes circonstances le contrôle de ses humeurs, assorti d’une discipline physique assidue, autant Dia manifestait son énergie vitale par une impulsivité réagissant bien souvent avec force, voire avec violence, aux situations qui l’interpellaient. Chez lui, la colère signifiait ordinairement l’explosion de l’indignation qui flambait face à l’injustice, à l’irresponsabilité, à la trahison. Pour autant, la profondeur intime des sentiments ne manquait pas de révéler d’infinies délicatesses, particulièrement précieuses en amitié, mais exigeantes en qualité et en fidélité. Ses convictions spirituelles, liées à une sincère dévotion à l’islam soufi, ne manquaient pas, à l’occasion, de tempérer la fulgurance de ses emportements. Dia était un excellent orateur, qui puisait dans son caractère la coloration d’une éloquence reconnue et appréciée.
Il arrivait cependant que la vertu de la colère, en certaines circonstances essentielles pour mener de bons combats, se heurte à des obstacles, des chausse-trapes difficiles à déjouer. Ce fut le cas au plus vif de la crise de 1962 marquant sa rupture avec Senghor, où il ne suffisait pas d’avoir raison pour l’emporter. La profondeur de ses sentiments, soutenue par sa hauteur de vues spirituelle, le conduisit, malgré la dureté des épreuves endurées, à préserver un attachement personnel incoercible à son compagnon des époques pionnières. Le message et l’héritage de Dia, qui rejoignait Senghor pleinement dans son attachement à la Négritude, vertu d’authenticité, c’est précisément la rigueur de la foi dans les options fondamentales : pour lui, essentiellement, le combat pour la libération du peuple, au prix des plus durs des sacrifices.
Senghor quitta ce monde, entouré d’honneurs et de distinctions, en 2001, à l’âge de 95 ans. Obsédé de façon récurrente tout au long de sa vie d’homme par le sentiment du devoir d’être ce qu’il n’était pas, sans abolir pour autant son être premier, il finit par y parvenir, le métissage demeurant à ses yeux comme la terre promise. Dia, pour sa part, s’en alla en 2009, à 98 ans, s’attachant jusqu’au bout à demeurer dans l’arène, sans être entendu unanimement à hauteur de ses espérances, mais porté par le souci que les générations à venir comprendraient les enjeux fondateurs des temps historiques de l’indépendance, et en tireraient les enseignements pour les horizons nouveaux. Je reste à l’écoute des leçons de vie qu’ils nous donnent l’un et l’autre.
L’émission « La marche du monde » de Valérie Nivelon, le dimanche 3 juin 2018, consacrée à Roland Colin et à ce livre, peut être écoutée et téléchargée à partir du lien suivant :
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