La fable du « bon » Auchan qui nous libère du « gros méchant » commerçant

Vendredi 13 Juillet 2018

Par Guy Marius Sagna

Le gouvernement du Sénégal a déclaré la guerre aux PME, aux paysans, aux commerçants et même aux consommateurs sénégalais même si celui-ci n’en a pas encore pris conscience. Permettre l’installation de Auchan, qui a déjà installé 25 magasins au Sénégal, est une vraie déclaration de guerre. Le gouvernement utilisant les aspirations légitimes du citoyen-consommateur pour distiller l’idée selon laquelle le commerçant sénégalais a failli en 58 ans et que les grandes surfaces vont venir les sauver.

Dans ce débat l’argument insultant de la saleté de nos commerçants est agité par certains. En 1952, le service d’hygiène colonial disposait de 187 agents pour une population de 324.000 habitants, soit un agent pour 1.732 habitants. Au 1er janvier 2018 il y avait 31 agents pour 1.000.146 habitants soit un ratio d’un agent pour 33.707 habitants. Devant cette faillite totale en termes d’insuffisance criante du personnel, et si nous commencions par confier le ministère chargé de l’hygiène à l’étranger et non à s’attaquer au parfait bouc émissaire commerçant ?
 
Parler des grandes surfaces en général et de Auchan en particulier au Sénégal c’est aussi penser globalement l’économie et agir localement dans le secteur de la distribution.
 
Or, qu’est-ce qui caractérise le contexte actuel au Sénégal ?

Lors de leur conférence de presse du 18 avril 2018, les membres de l’organisation Couturiers, créateurs et associés du Sénégal (Ccas) ont dit non à l’implantation de l’unité de confection de vêtement que la compagnie chinoise « C&H Garments » veut implanter à Diamniadio. Ces concitoyens ont dit :

« Nous comprenons le président de la république, qui a promis des emplois et qui attend de cette usine 1.500 à 3.000 emplois. Mais, nous pensons qu’en voulant créer 3.000, voire 4.000 emplois, il risque d’envoyer en chômage plus d’un million de Sénégalais qui vivent de ce secteur du textile. »
 
Lors de le point de presse du 10 mars 2018, les maraîchers de la zone des Niayes ont dénoncé la concurrence que leur fait des indiens. Un de leurs membres a déclaré à cette occasion : « Les producteurs horticoles de la zone des Niayes sont victimes de la concurrence déloyale et malsaine des producteurs indiens qui, en plus d’avoir accaparé les terres fertiles de Mbane et transformé les populations en une main d’œuvre corvéable et malléable à souhait, se sont emparés du marché local, qu’ils inondent avec une surproduction de 6.000 tonnes. Et ce, sous le regard complice de l’Etat du Sénégal qui, au lieu de protéger et encourager les initiatives des producteurs nationaux, préfère assister les firmes étrangères comme Sen India ».
 
Des organisations dont le collectif pour la défense des intérêts de la filière avicole sénégalaise (CODIFAS) ont lancé une campagne dénommée « Sama ginaar sama bakkan » pour exprimer leur opposition aux importations de poulets.
 
En juin 2018, les membres du réseaux national des prestataires de transfert d’argent (RENAPTA) ont organisé une manifestation devant le siège de Orange aux Parcelles Assainies pour refuser d’être pressés par la multinationale.
 
En fin mai 2018, nous avons assisté à la mise en place du Collectif des Prestataires de l’AIBD (CPA) pour lutter contre la cherté de l’aéroport et « les contrats usuriers et injustifiés mis en place par les turcs ».Les membres du CPA disent que « les entreprises étrangères opérant à l’AIBD, notamment les Français et les turcs, bénéficient de contrat très avantageux au détriment des entreprises sénégalaises. Il s’y ajoute que les redevances de l’AIBD sont quatre fois plus chères que celles des aéroports d’Accra et d’Abidjan, deux pays à l’économie plus performante ». Et ils comptent se battre pour « faire entendre raison aux Turcs ».
 
Le samedi 2 juin 2018 s’est déroulée l’AG constitutive du Club des Investisseurs Sénégalais dont la mission est : « promouvoir, à travers l’investissement dans des projets structurants, le développement d’un secteur privé national fort et le rayonnement international de l’économie sénégalaise. ».
 
Il n’y a guère longtemps, des cordonniers sénégalais avaient organisé une marche pour exprimer les difficultés qu’ils avaient à vendre leurs produits du fait des importations et de la concurrence.
Ce contexte est révélateur du renforcement de la présence impérialiste dans notre économie au détriment de notre peuple.
 
C’est dans ce même contexte qu’Auchan a implanté 25 magasins. L’objectif pour cette grande enseigne est d’installé 160 magasins. L’implantation d’Auchan à cette période n’est pas fortuite. En visite dans ce mois de juillet 2018 à la Soboa l’ambassadeur de la France à Dakar déclarait que ces 15 dernières années, la part de marché des entreprises françaises au Sénégal est passée de 25 à 15% environ, voire moins. Le diagnostic qui fait peur et courir l’impérialisme français est plus grave.
 
« Entre 2000 et 2011, la part de marché de la France au Sud du Sahara a décliné de 10,1% à 4,7% », disait déjà en 2013 le quintette Hubert Védrine, Hakim El Karoui, Jean-Michel Severino, Tidjane Thiam et Lionel Zinsou. L’assaut des entreprises françaises en Afrique en général et au Sénégal en particulier est une stratégie pensée en France pour arrêter ce déclin et appliquée au Sénégal par le gouvernement de Macky Sall.
 
Ce renforcement de la présence des entreprises françaises se fait dans un contexte sénégalais déjà marqué par : 65% des PME sénégalaises qui disparaissent avant 3 ans ; 275 entreprises tombées en faillite en 2017 ; 300.000 nouveaux demandeurs d’emplois chaque année auxquels il n’est proposé que 30.000 emplois. C’est ce qui explique l’entrée en résistance légitime de différentes fractions du patronat, des producteurs, des acteurs de différentes filières…C’est ainsi qu’il faut comprendre le juste et légitime cri de résistance
 
AUCHAN DEGAGE !
 
Pour contrer ce mouvement qui prend de l’ampleur il a été annoncé la mise sur pied d’un syndicat des industriels le 4 juillet 2018 regroupant des entreprises réalisant un chiffre d’affaires de 25 milliards de francs CFA au moins. Dans ce groupe il y a Franck Bavard des Grands Moulins de Dakar, Damien Baron de la Soboa, la Sococim…
 
Aspirations légitimes du citoyen-consommateur et du vide, résultat de 58 ans d’options anti nationales
 
Depuis bientôt un mois que le débat entre pro et anti Auchan fait rage nous entendons des critiques formulées à l’endroit du commerçant sénégalais qui ne verrait pas plus loin que le bout de son intérêt personnel ; dont l’activité ne respecte aucune des règles les plus élémentaires d’hygiène ; qui n’a aucune pitié pour ses concitoyens et augmentant les prix comme il veut et quand il veut ; aucun esprit de patriotisme…
 
Certains de nos concitoyens poussant même un ouf de soulagement : le « bon » Auchan nous libère du « gros méchant » commerçant. Certains  allant même plus loin. Puisque le commerce au Sénégal est contrôlé par des Guinéens, étrangers pour étrangers acceptons Auchan disent-ils.
 
Les aspirations du citoyen-consommateur sénégalais à une meilleure distribution qui met à sa disposition de bons produits accessibles est juste et légitimes. Nos commerçants ne sont pas exempts de reproches. Il nous faut les critiquer et les obliger à s’améliorer. Mais ne jamais cesser de les supporter. Oui, il faut demander à certains de nos commerçants pourquoi ils ont fait l’option depuis des décennies d’être des commerçants importateurs négligeant les produits locaux.
 
Oui il faut leur dire que leur silence sur des questions comme le CFA et les APE car ces instruments d’oppression de nos peuples les arrangent car favorisant les importations n’était pas une bonne position. En cela ils oublient ou ignorent que ce même franc CFA exerce une répression financière qui explique qu’il y a très peu de crédit mis à leur disposition. En ayant fait cause commune avec le Fmi et la Banque mondiale pour la libéralisation ils oubliaient que le capitalisme, l’impérialisme ne s’arrête jamais. N’ont-ils pas été utilisés comme cheval de Troie ayant préparé l’installation actuelle de ces grandes surfaces.
 
Qu’a fait l’Etat pendant 58 ans pour protéger le citoyen-consommateur ? Pour empêcher les commerçants de presser les consommateurs ? Pour veiller à l’hygiène ? Les défaillances de notre distribution sont les fautes de notre Etat. De celles et ceux qui ont dirigé ce pays depuis 1960. Qui a pillé la SONADIS ?
 
Le contexte rappelé plus haut l’a été pour que la question des grandes surfaces ne soit pas séparée de l’offensive impérialiste générale française en particulier. Il faut avoir une vue panoramique pour comprendre que ce qui se passe dans la distribution avec l’invasion des grandes enseignes n’est pas isolée. Et à partir de là les choses intéressantes commencent. Si le CFA, les APE, Eiffage, Bolloré, les bases militaires étrangères…ne sont pas là dans l’intérêt des citoyens sénégalais comment penser que ces grandes surfaces sont là pour sauver le citoyen du commerçant sénégalais ?
 
Il y a 600 suicides d’agriculteurs français par an. Où sont les grandes surfaces françaises pour empêcher cela ? Et donc la question est : les produits locaux vendus dans ces grandes surfaces utilisés par Auchan dans sa propagande mensongère c’est pour combien de temps ? Le temps de massacrer ses concurrents locaux. Car si ce n’était que par humanité, Auchan commencerait par aider les agriculteurs français.
 
En France, 100.000 petits commerçants ont disparu en l’espace de 19 ans avec l’installation des grandes surfaces. Une (01) commune sur deux (02) n’a plus de commerce de proximité à cause de ces sauveurs de grandes surfaces. Pour certains trois (03) à cinq (05) emplois sont détruits pour un (01) emploi créé en grande surface. Pour d’autres sept (07) emplois au moins disparaissent en silence à côté dans le commerce, l’agriculture et les PME pour deux (02) emplois sur lesquels la grande distribution communique.
 
Donc, quand le directeur de Auchan dit avoir créé 1.522 emplois, il en détruira entre 4.566 et 7.610 emplois au moins.
 
Le principe de précaution exigerait qu’une étude d’impact soit faite par le gouvernement avant d’accepter l’installation des grandes surfaces. Nous n’osons pas croire que le gouvernement a plongé les 15 millions de sénégalais dans la grande distribution sans faire d’étude d’impact. Mais lors, que nous cache le gouvernement pour refuser de publier les résultats des études d’impacts ? La même chose que l’UE pour les APE.
 
C’est pourquoi nous soutenons les propositions du FRAPP/FRANCE DEGAGE.
1-la suspension de l’installation des grandes surfaces
2-la réalisation/publication des études d’impacts de l’installation des grandes surfaces au Sénégal
3-l’organisation dans les meilleurs délais des assises de la distribution nationale
 
Auchan, ce n’est pas que du commerce, de la distribution, de l’économie.
C’est aussi la défense du Noir. L’aliénation du néocolonisé est telle que pour lui, la vérité « sonne blanche » comme aurait dit Cheikh Anta Diop. Le résultat de 58 ans d’indépendance et de laisser les grandes enseignes impérialistes envahir notre pays en écrasant la distribution nationale est : la qualité sonne blanche et que le Noir, le Sénégalais n’est capable de rien. Ce qui n’est pas vrai car au moins depuis 2005 tous les poulets mangés par les ministres et le président de la république sont élevés par des Sénégalais.
 
Dakar, le 12 juillet 2018
 
Nombre de lectures : 321 fois