Le Sénégal confrérique et malikite face au croissant de Lune (Partie 2)

Vendredi 26 Mai 2017

En tout cas, ni le terme « Levant », ni les autres qu’on trouve dans les écrits sur ce sujet et qui mentionnent, balad (pays), iqlîm, qatar (contrée, région) entres autres traductions ne sont sortis de la bouche d’Ibn Abbas. Cela veut dire que ce sont des interprétations notamment de l’école chafiite qui ont fait le reste lesquelles ont été sacralisées par la suite quand le suivisme aveugle a pris le pas sur les analyses dignes du Fiqh dans son sens originel de compréhension des principes, finalités et modes de déduction de la règle de droit islamique.
 
Récapitulons pour dire que contrairement à ce que d’aucuns croient et véhiculent, il n’y a pas une relation directe entre hadithouKourayb notamment les propos de Ibn Abbas et la théorie des « Levants/Horizons » uniques ou multiples. Et pour être complet sur cette théorie, il faut mentionner que deux localités sont considérées appartenir à des Levants différents quand elles ne sont pas dans la même zone où se fait la première apparition du croissant de Lune. Dire cela ne nous avance en rien tant que n’est pas définie l’unité géographique dans laquelle se traduit un « Levant » ou un « Horizon ».
 
Si l’on retient l’interprétation selon laquelle hadithouKurayb assure une justification à un jeûne par localités appartenant à un même « Levant » et par extrapolation à une détermination du mois lunaire sur la base du même critère, il faudrait alors pour les défenseurs d’une telle option, avoir une délimitation géographique qui puisse servir valablement de référence.
 
Or, parler d’une distance de moins de 1000km (On échappe difficilement au calcul) pour engager deux localités ne nous avance en rien puisque cela concerne une fourchette de 1000 à 0. Dans ce cas de figure, et pour être conséquent avec cette option, ses défenseurs devraient plaider pour une même détermination du mois lunaire (début et fin) pour toutes les localités du monde où se trouvent des musulmans et qui soient éloignées de moins de 1000Km. Or, au sein de l’école chafiite elle-même, il n’y a pas accord sur l’unité de mesure d’un « Levant ».
 
Certains oulémas de cette école parlent de pays proches ou éloignés sans plus de détails. D’autres font une analogie avec la distance requise pour réduire les unités de prière sans plus de détails (vu qu’il n’y a pas d’accord là non plus même si une moyenne de 100km est souvent donnée, 85 pour l’école malikite), et d’autres encore donnent des indications comme la distance entre le Hedjaz et l’Irak. Si on prend ce dernier cas, on voit bien que la distance entre Médine et Bagdad fait 1000Km et quelques.
 
Pour les trois écoles sunnites, le problème de l’unité de distance qui correspond à un même « Levant » ne se pose pas en raison de leur option pour une détermination mondialement fondée du mois lunaire alors que pour l’école chafiite qui défend une vision-pays et pays proches, il se pose l’épineux problème de la définition du périmètre correspondant au « Levant » et de celle de la proximité (jusqu’à quelle distance un pays sera-t-il considéré comme proche de celui où est aperçu en premier le croissant de Lune ?).
 
A bien réfléchir au dialogue en question, on note que Kourayb revient de Syrie en fin de Ramadan et lorsqu’il s’étonne de l’attitude de Ibn Abbas, ce qui laisse aussi comprendre que le premier (Kourayb) ne se posait pas la question de la distance, Ibn Abbas répond qu’il continuera à compter à partir du samedi où lui et les musulmans de Médine ont commencé à jeûner.
 
On déduit bien de la réponse d’Ibn Abbas qu’il ne veut pas remettre en cause son comptage en prenant en considération le jour où le jeûne a commencé à Damas. Quand Ibn Abbas insiste pour dire qu’ils vont compter jusqu’à 30 ou ne s’arrêter de jeûner que si le nouveau croissant est aperçu à Médine, il ne fait référence ni à la notion de « Levant » ni de distance mais au nombre de jours. D’ailleurs, un érudit comme An-Nawawi considère étrangement que c’est pour raison de témoignage solitaire de la part de Kourayb qu’Ibn Abbas a réagi de cette sorte et que cela n’a rien à voir avec la multiplicité des « Levants ».
 
De son côté, le grand ouléma Ach-chawkâni fait un commentaire fort instructif de hadithouKurayb et en conclut que la fameuse expression "C'est ainsi que le Prophète nous a ordonné de faire"renvoie à ces propos d’Ibn Abbas : « Nous n'arrêterons donc pas de jeûner jusqu'à ce que nous complétions trente jours ou voyions le croissant (du nouveau mois). » 
 
Il en découle qu’Ibn Abbas voulait faire comprendre à Kourayb qu’il n’envisageait pas du tout de tenir compte du premier jour de jeûne à Damas. C’est tout cela qui a fait dire à certains oulémas que hadithouKurayb soulève le problème de l’information tardive sur le début du mois qui parvient à des musulmans qui avaient commencé leur jeûne sur une autre base et rien d’autre.
 
Selon hadithouKurayb, ces musulmans informés tardivement continuent leur propre décompte et arrêtent de jeûner s’ils voient le croissant de Lune ou s’ils comptent jusqu’à 30 jours. Aussi, il serait étrange que pour un culte aussi important que le jeûne, Ibn Abbas réponde sans faire mention de distance ou de «Levant » si tant est-il que ces variables étaient en cause. A noter que pour être considéré comme voyageur et bénéficier de la permission de réduire les unités de prières obligatoires, ce même Ibn Abbas prenait pour référence la distance entre la Mecque et Taif qui est d’environ 100Km.
 
Si le Sénégal appliquait la position de l’école malikite, il gagnerait déjà en harmonie et cohérence en ce que les frontières géographiques ne seraient pas un prétexte à la discorde, au désordre et autres incohérences relativement à la détermination du mois lunaire et pas seulement du mois de Ramadan. La situation est plus complexe que cela puisque le Sénégal à l’instar de beaucoup d’Etats du monde musulman privilégie la vision-territoire national.
 
Or, cette position n’est ni celle de l’école malikite ni celle des autres écoles sunnites ni une interprétation univoque et tranchée de hadithouKourayb. L’option pour une vision-pays dans la détermination du mois lunaire relève d’un choix à soubassement nationaliste et marque aussi l’absence de leadership légitime et éclairé dans le monde musulman pour régler ce genre de problème.
 
C’est instructif de noter aussi que le Sénégal se met en dehors des résolutions de l’Académie mondiale de Fiqh qui s’est prononcée pour la validation du témoignage visuel en s’assurant qu’il ne contredit pas des données astronomiques fiables. Il faut rappeler que l’option vision-territoire national privilégiée au Sénégal depuis quelques années est en déphasage avec la position de l’école malikite et qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Il fut des temps où des chefs religieux prenaient en compte l’information venant des pays voisins, d’ailleurs certains continuent de le faire, et en cela ils ne sont pas en contradiction avec l’école malikite !
 
Il découle de ce qui précède que pour être vraiment fidèle à l’école malikite, le Sénégal devrait accepter de déterminer le mois lunaire sur la base de toute information fiable et précise venant du monde entier. Mais, les données astronomiques qui sont les seules à pouvoir garantir cette fiabilité et cette précision sont, hélas, rejetées par la majorité des oulémas de l’école malikite.
 
Toutefois, des oulémas malikites comme Mâzri ouvrent une perspective au calcul astronomique lorsqu’il affirme que c’est pour soulager les musulmans que ce moyen leur a été interdit. Etant entendu que le contexte actuel de la Oumma rend cet argument anachronique. A noter que dans les pays du Maghreb d’où nous est venue l’école malikite, il se passe de nos jours que « ce sont les Muwaqqitîn qui ont les moyens de nos jours de faire les calculs pour les temps de la prière, ils envoient ensuite l’information aux mosquées et aux autorités religieuses pour diffusion. »(Cf. http://www.doctrine-malikite.fr/Les-temps-des-prieres_a108.html).
 
Pourtant, prendre en compte les données astronomiques auraient au moins un triple avantage : i) être en phase avec les résolutions de l’Académie mondiale de Fiqh sur cette question ; ii) écarter des témoignages visuels infondés comme ceux qui seraient en contradiction avec la prédiction rigoureuse de l’instant de la conjonction prédictible à la seconde près, ii) savoir où se trouve le Sénégal selon le zonage de la planète fait sur la base des prédictions de première visibilité.
 
Une telle option serait une approche scientifique plus rigoureuse de l’ancienne théorie des « Levants » dont nous avons montré les limites en termes de traduction géographique. En vérité, la notion de « Levant » n’est pas infondée puisque lors de la première apparition du croissant lunaire après l’instant de la conjonction, tout observateur en tout lieu sur terre ne le voit pas en même temps. Il se trouve que de nos jours, le calcul des éphémérides permet de dessiner des zones (qui changent suivant les modalités de la conjonction) de première visibilité du croissant de Lune pour toute la planète avec beaucoup plus de fiabilité et de précision.  
 
Conclusion
Si le Sénégal reste fidèle à l’option vison-monde de l’école malikite et considère avec tout le sérieux requis les données astronomiques modernes, alors l’attente d’une détermination à l’unisson du mois de Ramadan et du mois lunaire tout court sera satisfaite. Mais, au-delà du Sénégal, toutes les conditions sont réunies pour que la Oumma actuelle sorte de ses malaises de Lune.
 
En effet, comme pour l’hégire qui a été consacrée référence de base pour les musulmans au temps du Calife ‘Umar, après un effort louable d’Ijtihad et de concertation et comme pour les temps légaux des prières qui sont élaborés de nos jours par le calcul astronomique, il est tout à fait possible de construire un calendrier musulman perpétuel sur la base de seulement deux critères : l’instant de la conjonction « Terre – Lune – Soleil », la convention musulmane selon laquelle le jour commence au coucher du Soleil.
 
A cette fin, il reviendra alors aux spécialistes de l’astronomie, de la géographie, de la cartographie et des sciences connexes, de faire le travail technique nécessaire. Ma conviction est que la Oumma peut y arriver dans les meilleurs délais à condition d’avoir une bonne connaissance de l’astronomie moderne et des sciences connexes ainsi que des fondements, principes et finalités de la Charia.

Doit s’y ajouter, l’abandon de toute posture nationaliste et sectaire au sens d’un attachement fanatique à des écoles de pensées théologico-juridiques dont les chefs de file n’ont jamais voulu que les résultats de leurs effort de recherche si louables soient sacralisés.
 
Fait à Dakar, mai 2017/1438
Imam Ahmadou M. Kanté, écrivain et conférencier
 
 
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