MAURITIUS LEAKS – Le Sénégal, victime tragique à hauteur de 128 milliards FCFA

Jeudi 25 Juillet 2019

En perdant environ 257 millions de dollars en recettes fiscales sur une période de 17 ans, le Sénégal apparaît comme une victime tragique de la convention de non double imposition signée avec l’Île Maurice en 2002. Une situation que le chef de l’Etat a dénoncée et entend corriger. Comme l’Afrique du Sud, l’Inde ou le Kenya l’ont réussi.


Les pays africains ayant subi (volontairement) les méfaits d’une coopération fiscale déséquilibrée avec Maurice sont nombreux. Le Sénégal en fait partie. En signant en 2002 une convention de non double imposition avec l’Île Maurice, notre pays aurait perdu la bagatelle de 257 millions de dollars en recettes fiscales sur une période de 17 ans, ont indiqué des fonctionnaires des Impôts et Domaines à Icij. Soit l’équivalent d’environ 128 milliards de francs Cfa (au taux d’un dollar à 500 francs Cfa).
 
En 2011, le géant canadien de l’ingénierie SNC-Lavalin gagne un marché de 50 millions de dollars visant à construire une usine de transformation de minerai au Sénégal au profit de l’entreprise Grande Cote Opérations (GCO). Mais au lieu de réaliser les travaux elle-même, SNC-Lavalin se souvient qu’elle a une filiale basée dans le paradis fiscal qui s’appelle… Maurice, SNC-Lavalin Mauritius. Celle-ci prend donc en charge le contrat pour profiter de la convention de non double imposition que l’Etat mauricien avait signé auparavant avec le Sénégal (en 2002). Les West Africa Leaks en avaient fait la révélation au cours de leurs publications de mai 2018.
 
Depuis, la vigilance des autorités sénégalaises s’est réveillée avec l’annonce par le président Macky Sall de son intention de dénoncer la convention susmentionnée. Ce qui reste de prendre du temps car, comme l’ont montré les investigations menées par le Consortium international des journalistes d’investigation (Icij), les autorités mauriciennes sont décidées à résister aux Etats souhaitant dénoncer les accords de non double imposition avec elles. Interrogé par Icij, Maguèye Boye, inspecteur des impôts et principal négociateur de l’Etat a fait le commentaire suivant : « De tous les traités signés par le Sénégal, c’est le plus inégal. (…) C’est un énorme pipeline pour l'évitement fiscal. »
 
Au-delà de Maurice, le Sénégal s’est lancé dans un processus de négociations avec beaucoup d’autres pays. Celle signée récemment avec le Luxembourg a suscité beaucoup de commentaires. Pour l’expert fiscal Elimane Pouye, en service à la Direction générale des impôts et domaines (DGID), il y a danger. Surtout « en l’absence de véritables relations économiques bilatérales », comme entre le Sénégal et Maurice.
 
« (…) En signant plus de 15 conventions fiscales bilatérales et en ayant près d’une vingtaine de conventions dans le processus de négociation, notre pays s’est engagé dans une politique (…) imprudente qui accroît le risque d’évasion fiscale et d’une utilisation abusive (des dits accords) par des multinationales dans leurs stratégies fiscales agressives », nous disait-il dans une interview parue l’année dernière.
 
L’INDE A PERDU 2,2 MILLIARDS DE DOLLARS EN RECETTES FISCALES
 
Selon le Consortium international des journalistes d’investigation, faire entendre raison n’est pas facile, comme certains pays l’ont expérimenté. «Les renégociations peuvent prendre des années. (…) L'Afrique du Sud a signé un nouveau traité avec Maurice, qui a d'abord ignoré sa demande de modifier le texte de 1997, puis a résisté pendant des années », rapporte Icij.
 
« Les multinationales occidentales ont fait pression sur le parlement sud-africain pour qu'il rejette la renégociation et ont menacé de transférer leurs opérations offshore à Dubaï. Le nouveau traité est entré en vigueur en 2015. » "L'ancien traité a fondamentalement cédé le magasin", a déclaré Lutando Mvovo, un ancien fonctionnaire du Trésor sud-africain qui a pris part aux négociations.
 
L’Inde a aussi les mêmes difficultés à obtenir un changement dans sa coopération fiscale avec Maurice. « Pendant des années, les gouvernements indiens successifs ont contesté la légalité du traité de Maurice de 1982. Et ils n'arrêtaient pas de perdre. Dans une affaire historique de 2012, la Cour suprême de l'Inde a statué que le bureau des impôts ne pouvait remettre en question l'acquisition par le géant britannique des télécommunications Vodafone d'un rival indien d'une valeur de 11 milliards de dollars par une société mauricienne. La décision a coûté à l'Inde 2,2 milliards de dollars en recettes fiscales perdues. » Selon un responsable indien qui s’est confié à Icij, « il a fallu 20 cycles de négociations sur 20 ans pour que l'Inde pousse Maurice en 2016 à supprimer les dispositions abusives du traité original de 1982. »
 
En Egypte, en Ouganda, au Lesotho, au Zimbabwe, en Tunisie, en Zambie, en Thaïlande…, les fonctionnaires qui ont parlé aux reporters de Icij ont été unanimes à dénoncer le caractère déséquilibré des conventions signées par leur pays avec Maurice. "Personnellement, nous regrettons d'avoir signé le traité ", a déclaré Setsoto Ranthocha, fonctionnaire de la Lesotho Revenue Authority, qui participe actuellement à un effort de renégociation. Le traité du Lesotho avec Maurice date de 1997. "(Seules) les entreprises sont les gagnantes, a dit M. Ranthocha. "Ça me rend fou."
 
En mars dernier, « la Haute Cour du Kenya a annulé le traité conclu par ce pays avec Maurice pour des raisons techniques. Tax Justice Network Africa a déposé la plainte, arguant que le traité permettrait aux entreprises de "siphonner" abusivement de l'argent hors du Kenya, rapporte l’enquête.
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