Migrations et petit business de la drogue : Le parc de Görlitz, une tragédie africaine au cœur de Berlin

Vendredi 3 Mai 2019

Dans ce parc du quartier multiculturel de Kreuzberg, des migrants africains font prospérer le business de la drogue, de jour et de nuit, au milieu de promeneurs innocents, sous l’œil tolérant d’une police qui laisse souvent faire. Deux tableaux qui résument le drame de l’immigration clandestine et les difficultés à y mettre un terme.


 Quelque part dans le Sud de l’Allemagne. Chérif (nom d’emprunt), Gambien de 20 ans, est accusé de trafic sur 7 tonnes de marijuana. Le tribunal qui l’a jugé a été sans pitié : il va passer 4 ans et 9 mois en prison pour ce délit. Informée du verdict, sa famille envoie son petit frère prendre le relais sur place ou ailleurs en Europe en passant par la Libye… Chérif subvenait seul aux besoins des siens. L’argent qu’il envoyait permettait surtout à son petit frère et à sa sœur de pouvoir aller à l’école. Pour cette dernière, il n’en est plus question : un rêve s’est effondré.
 
En rapportant cette affaire tragique, Benjamin Düsberg, avocat allemand spécialiste du droit pénal et du droit d’asile, est mal à l’aise. Le récit est hésitant, mais les mots sont forts. L’émotion l’étreint, des gouttes de sueur envahissent son front, ses silences sont bavards. La déception de n’avoir pu sauver Chérif devant le juge l’accable. Difficile d’oublier cet épisode désormais inscrit en lettres noires sur son cursus professionnel. Mais des drames comme celui-ci, cet avocat à la frimousse gauchiste risque d’en vivre encore ! A cause peut-être du parc de Görlitz à Kreuzberg, en plein cœur de Berlin.
 
« On vend tout ici, sauf des êtres humains »
 
Ce territoire immense d’une quinzaine d’hectares niché au cœur de Berlin est un vrai carrefour du trafic de drogues pour plusieurs dizaines de migrants africains accrochés à leur rêve germanique, scrutant avec méfiance ceux qui s’intéressent à leur sort à l’intérieur du parc. « Ici, tout se vend et s’achète, sauf des êtres humains. »
 
Lamine Sanneh dit Abbas est un sénégalo-gambien à l’âge incertain, au physique plutôt gringalet. Sous une jaquette beige bonne pour aller à la retraite, une musique reggae entre en symbiose avec des dreadlocks passablement mal entretenus. Ses dents sont jaunies par le temps et par le tartre. Le regard perçant qui se dégage de ses yeux rougis contraste avec la clarté de ses propos. Abbas est à coup sûr un drogué bien lucide. Il a son histoire, pas loin de celles que racontent d’autres migrants malchanceux.
 
C’est en 2010 qu’il prend les routes de l’exile, laissant derrière lui une femme et une fille, et peut-être des frères et sœurs. Sa scolarité s’est arrêtée en classe de Terminale au Sénégal. Il fait l’apprentissage d’un métier mais l’appel du large est plus fort. De l’enfer libyen, il rejoint les côtes espagnoles avant d’atterrir en Allemagne en 2014. Depuis cinq ans, sa vie est un calvaire sans fin, entre les rigueurs de l’hiver berlinois et le jeu de cache-cache avec la police. « Comme je ne suis pas marié à une Allemande ici, il y a peu de chance que j’obtienne un titre de séjour, lâche-t-il, l’air résigné. Tous ceux qui s’en sortent passent par ce stratagème. »
 
Ses camarades d’à côté, tout autant mal fagotés que lui, se demandent sans doute de quoi Abbas peut-il bien parler avec nous depuis plus d’un quart d’heure. Mais la sérénité qu’il affiche semble les rassurer. « Mes demandes d’asile sont systématiquement rejetées par les autorités allemandes », se plaint-il. S’il accepte des autorités de l’immigration les bons de supermarchés mis à sa disposition, c’est qu’il a refusé de se rendre à Munich, distante de 585 km, pour percevoir les 300 euros (200 mille FCFA) d’aide sociale accordés aux demandeurs d’asile. « Pour moi, ça ne vaut pas le coup. Ce serait du temps et de l’énergie perdus. » Sa malchance, c’est que la Gambie post-Jammeh, aux yeux des pays occidentaux, n’est plus un Etat paria en délicatesse qui martyrise ses ressortissants : démocratie y est restaurée, droits de l’Homme désormais protégés, libertés politiques respectées…
 
Du coup, Abbas prend à cœur son petit business qu’il cumule avec un autre job, poseur de dreadlocks. « Cela me permet d’envoyer 50 ou 100 euros tous les deux jours à ma famille », dit-il avec une pointe de fierté. A ce moment précis, son téléphone sonne. Il décroche. « Allo ! » Quelques mots en socé (langue parlée en Gambie) puis il raccroche. En fixant le téléphone droit dans les yeux, il informe : «c’était ma fille, Rokhya !» Bluffait-il vrai ? L’appareil retentit à nouveau. « C’est ma femme », dit-il cette fois. Eloigné un instant, il revient nous proposer une nouvelle rencontre, de préférence le soir, à l’heure où les activités dans le parc atteignent leur pic.
 
190 000 demandeurs d’asile sans statut de protection
 
En ce lundi du mois d’avril, le parc de Görlitz est plutôt calme. Le soleil est au rendez-vous, légèrement perturbé par un hiver qui a surpris les Berlinois. L’entretien des espaces verts laisse à désirer. Sur leurs poussettes, des enfants sont comme des petits rois entre les allées, insouciants. Un groupe d’écoliers blancs encadrés par deux accompagnantes arpente une des allées pierreuses vers l’intérieur du parc. Un solitaire, pieds nus à cotés de ses chaussures, est plongé dans la lecture d’un livre, épaule gauche sur le gazon. A coups de klaxons, les vélo-cyclistes réclament que leurs chemins en pavés soient dégagés par les promeneurs. Les graffitis multicolores un brin artistiques, avec leurs messages codés, décorent une bonne partie des façades du parc. Africains, Asiatiques, Européens… L’endroit est une vraie diversité multiculturelle, accentuée par la présence de signes propres au mouvement alternatif: habitations « sauvages », travaux collectifs d’utilité publique, annonce d’entraide, projets d’échanges de biens, graffitis en tous genres, etc.
 
Au milieu du parc, d’autres migrants tournent en rond dans leur espace. Sur un des bancs, une femme chétive aux yeux rougis à peine ouverts est assise entre deux hommes, en mode collés-serrés : tous des Nigérians. L’un d’eux, le regard absent, se dit guérisseur. Non loin, c’est un Mauritanien qui nous tombe sous le nez. Il s’appelle Issa Ndiaye. Il est volubile sur l’itinéraire qui l’a mené de Nouakchott à Berlin à partir de 2012 : passé par le Maroc, escale en Espagne, transit en Suède, puis entrée en territoire allemand.
 
« Pour échapper à l’expulsion, je me suis marié à une Allemande avec la complicité de mes (futurs) beaux-parents », dit-il, souriant et sympathique. « Que fais-tu dans ce parc », lui demande-t-on ? La question qui fâche. Brusquement, il pivote sur lui-même, comme déstabilisé, le sourire narquois.. Il nous désigne un homme qui semble être son chef dans le trafic. « Allez le voir, il vous en dira plus ! » Le « patron » était en train de livrer de petits sachets à un type blanc. Ça ne risquait pas d’être du chocolat !
 
Chérif et Issa, nos deux dealers venus de Gambie et de Mauritanie, faisaient peut-être partie des « 35 000 » personnes qui devaient obligatoirement quitter le territoire allemand, selon une étude réalisée en octobre 2018 par le Bundestag (le parlement). Ils pourraient également faire partie des « 190 000 » demandeurs d’asile auxquels les lois allemandes dénient tout statut de protection en tant que réfugiés. Ils devaient certainement être des 280 000 étrangers rapatriés vers leur pays d’origine ou transférés vers leur zone de provenance européenne depuis 2013, comme stipulé par le Règlement de Dublin.
 
Les Africains ? Des dealers pour la mafia !
 
La police ? Pendant une matinée, pas l’ombre d’un flic dans le parc. Le jeu du chat et de la souris est la règle dans les rapports entre migrants et policiers. Les premiers savent comment ne pas se faire prendre, les seconds ne savent pas quoi faire pour arrêter ou réduire les dimensions du trafic. « Les policiers font des descentes inopinées, pas toujours avec succès », indique un habitué des lieux. « Ils connaissent très bien la situation qui prévaut ici, mais ils manquent de personnel pour la surveillance des lieux, explique l’avocat Benjamin Düsberg. Quand ils arrêtent des migrants, c’est souvent avec de petites quantités de drogues. La justice les libère très vite et ils reviennent pour reprendre leur business. »
 
Pour Michaël Obert, journaliste, grand reporter et directeur de l’Akademie de reportage de Berlin, les vendeurs de drogue sont disséminés dans tout le quartier de Kreuzberg. « Les gangs se battent sans pitié pour le contrôle des territoires, le milieu s’est véritablement radicalisé…», explique-t-il. Selon Düsberg, «de plus en plus de personnes sont recrutées pour assurer la surveillance du trafic. Des enfants mineurs sont payés 5 euros de l’heure pour ce travail, d’autres pour écouler la drogue. Les Africains, eux, sont plutôt des revendeurs au service d’une mafia contrôlée par des Russes, des Mexicains, des Arabes, etc. »
 
Assis sur les marches qui mènent au bureau du manager du parc, un homme manipule religieusement les cordes d’une guitare bien accrochée sur ses flancs. Plus loin, des migrants tournent en rond dans un réduit qui leur sert de « territoire ». La plupart sont en dreadlocks. Adama Diadama, grand gaillard assis sur les grilles d’un espace vert, enroule avec soin un joint sur du papier blanc. Une jaquette bleue délavée lui couvre le torse. Le pantalon « Jean » assorti est artistiquement déchiré aux articulations des genoux. Pour lui et les autres du groupe, le seul et unique responsable de la situation des Gambiens d’ici est Adama Barrow, le président de la Gambie. « Il a coopéré avec le gouvernement allemand pour rapatrier des centaines de compatriotes au pays », fulmine-t-il, prêt à mettre le feu au joint. Des allégations démenties naguère par les autorités des deux pays, dans la foulée de la visite à Banjul du président fédéral Frank-Walter Steinmeier.
 
Quant au petit-frère de Chérif, celui qui était censé reprendre le flambeau pour la survie économique de la famille restée au pays, il ne mettra jamais les pieds en Europe. Selon l’avocat Düsberg, il est probablement mort en Libye ou a disparu en Méditerranée…comme des milliers d’autres Africains attirés par les mirages de l’immigration.
PAR MOMAR DIENG (BERLIN)
 
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