Note de lecture : Politisez-vous !

Mardi 31 Juillet 2018

«Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions.» (Jean Monnet, Mémoires, Fayard, 1976)
 
Politisez-vous est sans doute un ouvrage original à plus d’un titre. Il l’est, parce qu’il s’agit d’un plaidoyer explicite en faveur de la politisation des jeunes, dans un contexte où la prise de distance vis-à-vis de la chose politique devient monnaie courante. Il l’est aussi, parce qu’il résulte d’une « hybridation » intellectuelle, de la rencontre de personnes aux parcours variés, de l’inter-fécondation d’idées de dix jeunes sénégalaisi portés par un désir commun de voir leurs pairs investir le champ de l’action politique, quelle qu’en soit la forme, pour faire advenir les transformations tant souhaitées du Sénégal en particulier et de l’Afrique en général.
 
D’emblée, les auteurs ont cherché, malgré la diversité de leurs points de vue, à faire apparaître la distinction fondamentale entre le et la politique : « Ne pas être politisé – à dissocier de “ne pas faire la politique“ – c’est placer une somme de destins entre les mains d’autrui et ne pas se soucier de ce qu’il en fait ». La politisation s’entend par l’état d’éveil de la conscience politique du jeune, sa compréhension des enjeux de la vie en société, sa participation à la délibération publique… Etre politisé exige d’agir pour l’intérêt général, dans l’espace politique, et non « en marge des strates du pouvoir ».
 
La suite d’un tel début amène les auteurs à offrir au lecteur dix riches contributions qui ballotent entre la politisation des consciences voire de la société et la politisation d’un certain nombre d’enjeux dont la prise en charge publique et les solutions semblent reposer en grande partie sur le combat que décidera d’entreprendre la jeune génération. Le lecteur peut se faire, dans les lignes qui suivent, une idée de chacune de ces dix contributions pour lesquelles nous vous proposons une brève synthèse, avant de vous faire part de nos commentaires critiques sur ce livre.
 
Radiographie de Politisez-vous !
 
La contribution de Hamidou Anne, intitulée « La politique pour inaugurer de nouvelles utopies » présente d’abord un état des lieux de la crise du politique au Sénégal, avant d’appeler à la re-politisation de la société. La rupture du pacte de confiance entre les gouvernants et le peuple ainsi que le désarmement de la puissance publique par le « néocolonialisme, le néolibéralisme et la perte de crédibilité de la parole politique », semblent être les principaux facteurs ayant conduit au désintérêt grandissant des citoyens à la chose politique et à la désincarnation de l’action publique. C’est pourquoi l’auteur appelle à un renforcement de la puissance publique dans ses dimensions symbolique et pratique, en vue de faire advenir de nouvelles utopies. Dans cette perspective, la « désertion coupable du champ politique » risque d’être une impasse pour le progrès de la société politique.
 
C’est justement par le constat d’une génération dépolitisée que commence le texte de Ndèye Aminata Dia, « Se politiser pour servir ». Les nouveaux champs d’investigation des jeunes sénégalais sont devenus tout sauf politiques : s’est désormais répandue cette croyance qu’il est possible « de changer le système en dehors du système », depuis le monde digital ou le secteur privé par exemple. Le paradoxe de la jeune génération pourrait être situé entre la volonté partagée par tous de « participer au développement du pays » et l’indifférence au jeu politique, au militantisme. Cette génération serait ainsi décalée de celle des années soixante qui « débattait politique » partout, avec des ancrages idéologiques différents mais clairs : maoïsme, marxisme-léninisme, socialisme, libéralisme. Pour ce qui est de la génération présente, la prise de conscience de la « nécessité profonde » de la politique sera le premier pas pour « bâtir de nouveaux horizons communs ».
 
Youssou Owens Ndiaye réitère, de manière on ne peut plus claire, la noblesse de la politique que ne sauraient entacher les pratiques malsaines de la majorité des politiciens professionnels. Le titre de son texte est, à cet égard, très évocateur : « La politique est un généreux geste d’amour ». C’est un engagement, un don de soi pour les causes collectives. L’auteur est convaincu que la solution pour sortir d’un système tant décrié, est l’engagement « d’hommes imbus de valeurs » qui redonneront à la puissance publique toute la place qui lui sied, afin qu’elle (re)prenne en charge des pans entiers de la société jusque-là abandonnés à des acteurs non étatiques. « Des Etats forts, incarnés par des hommes forts », semblent être la formule que devraient chercher à atteindre les jeunes qui s’engageraient en politique, afin que l’éducation, la santé ou la justice deviennent accessibles à tous.
 
Le combat contre les discriminations à l’égard des femmes doit être rangé dans ce répertoire des luttes politiques actuelles, selon Tabara Korka Ndiaye, dans sa contribution intitulée : « Conjuguer la politique africaine au féminin ». Il y a certes des acquis comme la loi sur la parité, mais en matière de droits des femmes, il ne faudrait pas dormir sur ses lauriers : ces acquis seraient ainsi à consolider et à défendre. Dans le champ politique, le problème des femmes serait davantage leur absence dans les rôles décisifs que le « manque de représentativité numérique ». L’avènement d’une « société moins machiste » passerait nécessairement par l’engagement de jeunes hommes et femmes qui promeuvent et défendent « certains traditions progressistes » ainsi que les législations nationale et internationale.
 
L’idée de justice traverse beaucoup de contributions de Politisez-vous ! mais elle est encore plus spécifiée dans celle de Racine Assane Demba : « La politique au secours de la justice ». Le concept de justice est utilisé au sens le plus large possible par l’acteur, permettant ainsi de parler de la nécessité à la fois d’améliorer le système judiciaire et de « conquérir et préserver la justice sociale ». Sur ce dernier point, l’auteur rappelle qu’on ne saurait parler de justice sociale sans l’éducation et la santé qui en sont les conditions minimales. Le combat politique pour l’élaboration d’un certain nombre de standards minimums sans lesquels l’idée de justice pourrait mourir, amène Demba à rappeler à sa société que : « Nos lieux de privation de liberté (…) sont la preuve ultime d’un rapport biaisé à la justice ». Face à un système qui dénie presque structurellement la justice, il n’y a que deux options ouvertes : l’engagement ou l’indifférence.
 
Cette indifférence qui gagnerait de plus en plus la jeunesse est fort bien heureusement traitée par Fanta Diallo dans son appel : « Il est temps de jouer collectif ». Pour elle, la dépolitisation de la jeunesse sénégalaise puise sa source dans la « crise de la représentation dans l’espace public ». Les jeunes prennent de la distance par rapport au jeu politique et préfèrent participer autrement à la vie de la cité que de prendre part à la délibération publique par le biais des instances dédiées à cet effet. De manière très pragmatique, l’auteure appelle à l’engagement local qui serait « l’embryon d’une démocratie nationale », l’action publique locale ayant les caractéristiques d’être « concrète, visible et dotée d’une réelle incidence sur la vie des gens ». Les défis de nos temps invitent, en outre, à un engagement politique constant, reposant sur des valeurs.
 
Fary Ndao asserte, quant à lui, que « le combat pour l’écologie est éminemment politique ». L’auteur explique comment le « dogme d’une croissance infinie dans un monde fini » a amené le monde aux portes des désastres écologiques dont on expérimente déjà une partie au Sénégal et qui ont pour noms réchauffement climatique et avancée de la mer avec leurs conséquences malheureuses sur l’habitat et la fertilité des sols. Pour « changer le système et non le climat », l’urgence serait d’abord de gagner la bataille des idées, car « l’économie politique a créé son propre cadre théorique, et s’est coupée de toute la complexité qui régit la nature dans laquelle elle se déroule ». Il faudrait bien s’engager pour prendre politiquement en charge la question de l’écologie. Dans sa lecture des choses, l’auteur voit bien une jeunesse qui se politise et dont témoigne l’émergence d’un certain nombre de mouvements citoyens et d’actions individuelles comme celles entreprises par les bloggeurs-lanceurs d’alertes. Mais le problème est apparemment ailleurs : la majorité de la jeunesse ne serait pas encline à passer « du statut de personne politisée à celui d’acteur politique ». Au regard de l’importance des enjeux écologiques, « seul des Etats forts, incarnés par des personnalités politiques altruistes et intègres, comme il y en a potentiellement des milliers parmi la jeunesse politisée » seraient capables de changer la donne.
 
Fatima Zahra Sall explique justement les impasses dans lesquelles se trouve la jeunesse politisée ou plutôt militante, dans son texte intitulé : « L’engagement politique est un voeu de liberté et de responsabilité ». Outre le fait que les jeunes se font une représentation erronée de leurs rôles dans les partis politiques, les conditions et quotas d’investiture (comme la condition d’âge) sont de nature à les maintenir dans un « statut d’éternel militant jeune ». La jeunesse est ainsi sous-représentée dans les instances représentatives. L’appel qu’en déduit l’auteure est clair : il faut « aller à l’assaut des partis politiques ». Même si elle n’enferme pas les possibilités d’engagement dans les seuls partis, Sall tient à rappeler que l’engagement demeure en soi un acte de responsabilité individuelle.
 
Que l’engagement soit ainsi donc dans les partis ou non, Mohamed Mbougar Sarr appelle à retrouver « le degré zéro du pouvoir politique ». Après avoir tenu à rappeler la distinction entre la et le politique, l’auteur précise que nul ne saurait affirmer son éjection du politique. « L’expérience du politique » est plus large que le jeu politique partisan et est « inscrite dans la quotidienneté même des relations, décisions, actes, paroles, choix qui jalonnent l’existence en compagnie des autres ». Dans son entendement, la dépolitisation dépasse aussi le seul rejet des hommes et femmes politiques, elle traduirait plus dangereusement « la perte du lien social fondamental, (…) la perte de la conscience du politique ». L’auteur appelle ainsi à une citoyenneté pleine, plus présente, plus « attentive », moins politiquement passive. Autrement dit, se politiser, c’est « repassionner la citoyenneté ».
 
Abdoulaye Sène vient clore l’ouvrage avec son texte plein d’humanisme : « Un chemin vers la montée en humanité ». Dans cette contribution, l’auteur rappelle l’histoire douloureuse du continent africain. De même, le discours optimiste actuel sur le continent cacherait mal, selon lui, « un présent douloureux ». Dans cet ordre d’idées, le combat pour une « Afrique debout et digne » serait politique pour au moins deux raisons : d’une part, c’est une lutte qui ne saurait ignorer la complexité sociale et l’histoire du continent ; d’autre part, seule la puissance publique pourrait l’assurer concrètement à travers l’action publique. Dans sa perspective humaniste, l’auteur estime ainsi que se politiser reviendrait à « évoluer en conscience… au service d’un humanisme de combat ». Tout en n’excluant pas les autres formes de lutte pour une Afrique meilleure, Sène trouve dans l’engagement politique « la forme actuelle de résistance la plus aboutie ».
 
Commentaires critiques
 
Politisez-vous ! est un livre très limpide, malgré la diversité de styles de ses auteurs. Au-delà de cette remarque de forme, il conviendrait de dire que, sur le fond, les dix contributions sont toutes pointues. Deux critiques pourraient cependant leur être adressées même si elles n’en entachent nullement la qualité : il s’agit du postulat de la dépolitisation de la jeunesse qui traverse presque tout l’ouvrage et la reprise, inconsciente ou non, de la construction occidentale du politique.
 
A nos yeux, la jeunesse sénégalaise n’est pas dépolitisée, mais juste politisée autrement. Elle investit certes des champs qui semblent l’éloigner de la politique et des centres de décision -de l’activisme digital à l’entrepreneuriat social- mais des éléments de conjoncture politique et socio-économique l’expliquent, autant que des facteurs structurels liés essentiellement à un ordre politique exogène qui souffre de pertinence locale tout en continuant à s’alimenter de clientélisme, y compris de la part de la jeunesse politisée qui, dans une situation de précarité économique, trouve dans les pratiques clientélaires un moyen d’élévation sociale.
 
Ce paradoxe d’une jeunesse à la fois contestataire et clientélaire n’est pourtant que d’apparence : le centre gouvernemental étant, dans nos systèmes politiques, l’allocateur quasi-exclusif des rares ressources économiques et symboliques, sa dénonciation est souvent une conséquence de l’éviction d’un jeu dont on espère plus tirer profit, et la clientélisation des rapports citoyens apparait parmi les rares perspectives d’insertion sociale. Pis, toutes les forces nationales sont quasiment centripètes, le politique laissant rarement de place aux autres dimensions de la vie sociale se déployer sans les phagocyter. Ce qui est, à nos yeux, inédit dans nos sociétés au regard de notre Histoire.
 
Peut-on alors répondre au défi que représente la sortie d’un tel système, en se reposant essentiellement sur les volontés individuelles ou coalisées ? Devrait-on encore appeler au renforcement de la puissance publique ou à des Etats plus forts lorsque le centralisme politique explique bien des impasses de nos sociétés ? La question est-elle tant l’arrivée de personnes plus vertueuses au pouvoir ou la refonte d’un système politique qui « corrompt » la vertu ?
 
En d’autres termes, si une masse critique de gens honnêtes accède au pouvoir au Sénégal sans s’atteler à refondre le système, sans retoucher cette vision jacobine de la construction du politique, sans repenser les modalités de la spatialisation politique dans nos sociétés, les voeux exprimés de changement ne risquent-ils pas d’être très peu effectifs ? Est-ce qu’il ne s’agirait pas d’élaborer de nouvelles techniques d’aménagement du pouvoir politique, avec un Etat moins centralisé, une parole politique citoyenne plus ordinaire et non déléguée de manière artificielle ? L’urgence n’est-elle pas d’essayer de détecter les sources actuelles d’innovation politique dans nos sociétés ?
 
Par ailleurs, sur la question de la politisation des jeunes, il conviendrait de dire qu’on peut certes nourrir des craintes pour la jeunesse sénégalaise lorsqu’elle rejette, dans un même geste, la politique et ses praticiens. Mais cette attitude n’est ni spécifique aux jeunes, ni signe d’une dépolitisation. Le souvenir nostalgique des orientations politiques de leurs aînés (à l’instar de la génération soixante-huitarde) ne doit pas aussi tromper : l’indifférence ou le rejet des idéologies figées ne traduit pas, chez les jeunes, un manque d’attention à la chose publique. Les débats entre jeunes en la matière sont parfois même très acerbes. Dans l’humour, les chants populaires, les petites expressions à la mode, la jeunesse et la société entière montrent qu’elles ne sont pas dépolitisées et surtout qu’elles n’en peuvent plus d’un certain autoritarisme. Traduire ces rêves de limiter le pouvoir du Prince en une réalité politique pose toutefois la question de l’engagement. Cependant, les jeunes ne nous semblent pas moins engagés, de manière substantielle, que leurs aînés parmi lesquels beaucoup se disent aujourd’hui désabusés et font peu confiance en la capacité des alternances politiques à produire des alternatives programmatiques réelles.
 
L’absence de données statistiques rend difficile cet exercice puisqu’il n’est pas possible de voir, par exemple, l’évolution de la participation électorale des jeunes ou comment, selon la tranche d’âge, ceux-ci pourraient se trouver moins dans une situation de dépolitisation que dans une socialisation politique progressiveii qui peut d’ailleurs dépendre du degré d’insertion sociale de la personne jeune adulte. Nous avançons ainsi l’hypothèse que la jeunesse sénégalaise n’est pas dépolitisée mais a besoin de temps, hier comme aujourd’hui, pour stabiliser ses opinions politiques, penser les modalités de sa participation, tenter différentes expériences... Mieux, elle refuse même la naïveté politique et l’embrigadement des partis, seulement jusqu’à l’extrême parfois.
 
En tout état de cause, une bonne partie de cette jeunesse est présente dans les partis politiques et il est bien légitime de se poser la question de sa place effective au regard de son importance numérique. S’il faut certes dénoncer le maintien des jeunes dans des rôles moins décisifs, il conviendrait aussi de souligner que la jeunesse alimente elle-même le clientélisme politique : on peut penser que c’est l’effet de l’échec d’un ordre politique de facture occidentale qui, en prétendant initialement offrir à toute la société protection et sécurité sous forme de services publics, a fini par développer des pratiques clientélaires en raison de ses capacités politiques limitées dans le domaine économique et de son quasi-monopole des ressources politiques d’insertion sociale. Aller vers le centre politique devient ainsi un moyen de ressourcement et peut prendre une forme clientéliste.iii
 
En fait, la précarité n’est pas qu’économique dans nos sociétés : en ne donnant aux habitants de la cité la possibilité de parler de manière représentative qu’à des élus parmi eux, cet ordre politique a précarisé la parole citoyenne ordinaire par des mécanismes artificiels de délégation, ineffectifs dans nos sociétés pour plusieurs raisons : le politique y a plutôt l’habitude d’être dissout dans le fonctionnement quotidien de la société ; la parole ne s’y délègue pas ou qu’à de très rares occasions (ceux qui y ont devoir de parler, ont droit de parler, et inversement). Cela devrait nous pousser à repenser la parlementarisation de notre espace politique, exercice que les simples échecs cumulés de nos législatures devraient nous inciter à faire.
 
En dépit du fait que Politisez-vous ! repose en grande partieiv sur une prémisse qu’il convient de relativiser (la dépolitisation de la jeunesse) et qu’il fait l’économie de la critique de la construction occidentale du politique (sur laquelle est basée notre système politique), c’est un ouvrage de haute facture que nous serions tentés de recommander aussi bien à la jeunesse d’ici et d’ailleurs qu’aux plus âgés. Malgré ces quelques désaccords, je devine que nous pourrions convenir sur ces propos de Jean Monnet portés ici en épigraphe : « Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions ».
 
El Hadji Cheikh Diop, citoyen.
ecdiop@gmail.com

i Hamidou Anne, Ndèye Aminata Dia, Youssou Owens Ndiaye, Fary Ndao, Racine Assane Demba, Fanta Diallo, Fatima Zahra Sall, Mohamed Mbougar Sarr, Abdoulaye Sène et Tabara Korka Ndiaye.
 
ii Cf. Pierre Bréchon, « Politisation et vote des jeunes », Agora débats/jeunesses, 2, 1995. Les jeunes, acteurs du politique. pp. 9-21.
 
iii Cf. Bertrand Badie, L’Etat importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Biblis, Paris, 2017, 338 pages.
 
iv Les articles de Fatima Zahra Sall et de Fary Ndao ne semblent cependant pas reposer sur cette prémisse.  
 
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