Omar Amadou Jallow (ministre gambien de l’Agriculture) : «Yaya Jammeh avait transformé les Gambiens en esclaves, nous leur avons rendu leur liberté»

Vendredi 22 Décembre 2017

En marge des «Atlantic Dialogues» de Marrakech où il a pris part à un panel consacré aux défis technologiques de l’agriculture en Afrique, Omar Amadou Jallow est revenu, pour «Tribune», sur plusieurs implications du changement de régime en Gambie, dont les commissions d’enquête visant le régime Jammeh.


Par Momar DIENG (de retour de Marrakech)
 
 
TRIBUNE – Honorable, presque un an après le départ de Yaya Jammeh, quelle est la situation  dans votre pays?
Elle s’est normalisée, en grande partie grâce à l’intervention déterminée et déterminante du Sénégal sous mandat de la Cedeao. Le règne de Yaya Jammeh a été un véritable cauchemar pour mes compatriotes. Entre ceux qu’il a assassinés ou fait assassiner, ceux qu’il a emprisonnés de manière injuste, ceux qui ont disparu, ceux qui ont dû s’exiler pour échapper à la mort, c’est la terreur qui avait été érigée en véritable système d’Etat. Dieu merci, la paix est revenue dans le pays.
 
Quelle suite est donnée à toutes ces affaires ?
Bien entendu, nous avons mis en place des commissions d’enquêtes relatives à toutes ces affaires car nous avons estimé que la moindre des responsabilités du nouveau régime est de faire éclater la lumière sur ces violations graves des droits humains sous le règne de Yaya Jammeh. Mais en même temps, nous avons initié un processus de réconciliation nationale le plus ouvert possible afin que les Gambiens, dans leur ensemble, se fassent pardon entre eux, sans oublier cependant ce qu’il s’est passé durant les trois décennies écoulées.
 
L’autre dimension importante de ce processus de réconciliation, c’est que l’Etat gambien va s’efforcer de dédommager du mieux qu’il pourra les victimes des atrocités, leurs familles, leurs ayant-droits… C’est pourquoi le ministère de la Justice a été particulièrement renforcé dans ses attributions et moyens pour mener à bien toutes ces tâches.
 
Quelles commissions d’enquêtes ont été effectivement créées ?
Elles sont au nombre de deux. La première a pour mission de faire l’inventaire de tous les biens accumulés par Yaya Jammeh durant ses années de pouvoir, la façon par laquelle il a dilapidé l’argent du pays. La deuxième est chargée de travailler, comme je l’ai dit plus haut, autour d’un projet de réconciliation nationale inclusive pour que la Gambie reparte de plus bel. Il devrait y avoir une troisième commission pour les dédommagements des victimes de l’ancien président.
 
Vous avez évoqué dans un des panels des Dialogues Atlantiques de projets agricoles que Jammeh aurait placés dans son patrimoine personnel. De quoi s’agit-il ?
Vous savez, Dieu fait trop bien les choses ! Quand la Banque mondiale finançait un certain nombre de projets très importants pour l’économie gambienne, j’étais le ministre de l’Agriculture de monsieur Jammeh ! Aujourd’hui, je suis redevenu ministre pour ce même département et je sais donc exactement ce qu’il s’est passé. C’est pourquoi j’ai fait en sorte que les propriétaires de ces projets retrouvent leurs biens. Yaya Jammeh ne peut pas avoir accaparé pour lui-même des projets qui devaient appartenir au pays et continuer à en être propriétaire.
 
Vous avez récupéré ces biens ?
Je vais dire une chose: je n’ai même pas attendu les résultats de la commission d’enquête pour reprendre ces biens parce que les gens doivent vivre! Il n’est pas acceptable de contraindre les personnes à venir mettre en valeur «ses» terres en leur demandant de laisser les leurs en jachères. C’est une honte! Un pauvre ne doit pas aider comme ça un président de la république (ndlr: baadoolo warul dimbeuli buur), c’est le président qui doit aider les pauvres et ceux qui ont besoin d’être aidés.
 
Le rôle d’un chef d’Etat, c’est de faciliter la vie quotidienne à ses compatriotes, de les aider à être autonome dans la production licite de leurs richesses et biens dans un environnement où règne la paix. C’est aussi simple que cela.
 
Avez-vous déjà fait une évaluation des biens de Jammeh ?
Les enquêtes vont le déterminer. Vous savez néanmoins qu’il a acheté une maison assez impressionnante de plusieurs dizaines de millions de dollars à Potomac, New York. Il a aussi des biens au Maroc et en Guinée, d’où sont originaires ses femmes. Pour l’argent dont il disposerait en Gambie et dans d’autres banques, les autorités compétentes sont en train de procéder aux investigations pour les identifier.
 
S’il a acquis ses biens de façon licite, nous les lui laisserons. S’il les a acquis de façon illicite, alors nous les saisirons pour les remettre dans les caisses du pays. Pour ma part, je me demande bien comment Yaya Jammeh a pu amasser de tels biens alors qu’il n’était pas riche au moment de devenir président de la République!
 
Un temps, les autorités gambiennes ont été tentées de limiter les libertés publiques, ce qui a ému une partie de l’opinion sénégalaise.
Ce que je peux dire, c’est que nous avons donné des instructions pour que les manifestations publiques ne soient plus interdites. Il est même du devoir de la police d’aider et d’encadrer ces manifestations dont le principe est reconnu dans la Constitution et les lois de notre pays. Nous avons insisté sur le respect impérieux des libertés sinon nous donnerions l’impression de continuer ce qui était en vigueur et que nous avons combattu. Manifester reste une dimension sacrée de la démocratie et de la bonne gouvernance.   
 
Des partisans de Jammeh affirment que des acquis de son régime comme l’ordre et la discipline risquent de disparaître avec l’arrivée du président Adama Barrow.
La discipline et l’ordre basés sur la peur et la terreur, ce n’est pas la même chose que la discipline et l’ordre sous un régime de liberté et de démocratie comme celui que nous mettons en place. C’est la peur d’aller en prison ou de se faire tuer qui poussait les Gambiens à cette discipline dont vous parlez.
 
Les Gambiens avaient été dépouillés de tout au profit de Yaya Jammeh qui les avait transformés en esclaves. C’était cela la réalité. Nous l’avons changée en renforçant les libertés du peuple, ce qui nous permet d’entendre les complaintes de nos compatriotes pour améliorer la gouvernance de notre pays. C’est cela la démocratie, à notre sens.
 
Il y a eu beaucoup de tâtonnements au début du nouveau régime…
La collégialité peut être très lourde dans son fonctionnement. Vous savez que la coalition qui a fait échec à Yaya Jammeh était composée de huit partis politiques et de trois entités indépendantes. Pour un régime qui arrive au pouvoir, ce n’est jamais facile de commencer et de prendre ses marques. Mais dans tous les cas, nous devons montrer au peuple gambien que nous ne sommes pas là pour nous-mêmes mais bien dans l’intérêt supérieur de la Gambie. Nous ferons s’il plaît à Dieu ce qui doit être fait pour que ce pays renaisse.
 
L’intervention sénégalaise sous de multiples facettes a été globalement saluée.
Sincèrement, nous ne pouvons que rendre hommage à l’action du Sénégal et du Président Macky Sall. C’est le leadership dont votre président a fait preuve aux côtés de la Cedeao qui permis de rendre leur dignité et leur liberté aux Gambiens. C’est indéniable. Des frères soldats ghanéens, nigériens et autres ont sans doute participé à la libération de notre pays, en risquant eux aussi leur vie, mais c’est le Sénégal qui a fait office de leader dans cette entreprise.
 
En outre, nous constatons que le Président Macky Sall associe désormais notre pays à tout ce qu’il entreprend, comme l’inauguration du nouvel aéroport Blaise Diagne à laquelle notre Président a assisté. Il est de notre responsabilité à tous de développer les relations entre nos deux pays dans l’intérêt des peuples que nous gouvernons. La Gambie et le Sénégal sont une seule et même maison que les colons ont divisée, nous avons le devoir de la réunifier.
 
Vous-même, c’est quoi votre mission précisément ?
Entre autres, c’est de faire en sorte que la Gambie atteigne l’autosuffisance alimentaire. C’est ce que j’avais commencé à faire avant le coup d’Etat de Yaya Jammeh. Avant, nous assurions 52% de nos besoins alimentaires jusqu’à ce que Jammeh gâche tout. Aujourd’hui, nous n’assurons que 15% de ces besoins. Il nous faut donc faire des transformations profondes dans nos orientations agricoles.
 
L’objectif de nos paysans ne doit être plus seulement de produire pour nourrir leurs familles, mais aussi de produire pour vendre et capter des revenus monétaires. Nous pensons que c’est cette option qui convaincra les jeunes que la terre peut être plus rentable et valorisant que rester cloitrer dans des bureaux de fonctionnaires.
 
Mais notre vision va plus loin, notamment avec les autres cultures vivrières et de rente, l’élevage, etc., l’objectif étant d’arriver globalement à ce que le paysan gambien adopte la diversification qui lui permettrait de travailler onze mois sur douze, soit toute l’année pratiquement. (NB: entretien réalisé en langue wolof puis traduit en français)
 
 
 
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