RECIT. "Personne n’a compris quoi que ce soit" : comment Tim Berners-Lee a créé le web il y a 30 ans

Mardi 12 Mars 2019

On s’en sert pour s’informer, faire du shopping, discuter sur les réseaux sociaux… Difficile d’imaginer aujourd’hui notre quotidien sans le web. Pourtant cette innovation, qui a changé la face du monde, ne coulait pas de source.


"Il m'arrivait d'avoir 50 comptes ouverts sur différents logiciels et sur différents ordinateurs pour échanger des données avec des collègues." L'ingénieur français François Flückiger, qui a fait sa carrière au Centre européen pour la recherche nucléaire (Cern), a encore des sueurs quand il se souvient des difficultés à partager des informations avant la création du web, qui fête ses 30 ans mardi 12 mars.

A la fin des années 1980, il fait partie de la poignée de scientifiques à être sur internet. Le Cern est connecté au réseau dès 1988. Cette année-là, le campus suisse situé entre le lac Léman et le massif du Jura est en pleine effervescence. Un immense chantier touche à sa fin : les équipes composées de scientifiques du monde entier ont enfin relié les 27 km de tunnel du grand collisionneur électron-positron (LEP), l'accélérateur de particules qui a précédé le LHC.
 
De la difficulté d'échanger des données
 
Pour avancer, cette communauté de chercheurs dispersée aux quatre coins de la planète a besoin de partager une immense masse de données disparates. "Les physiciens doivent échanger tous les documents de travail qui permettent aux collaborations de fonctionner. Ce sont les notes de réunion, les articles écrits en commun, mais surtout les documents de conception et de réalisation des détecteurs" du LEP, explique François Flückiger, alors chargé des réseaux externes au Cern.
 
Mais les échanges sont lents et fastidieux. Avant chaque action, les utilisateurs doivent s'identifier. Puis, pour que les échanges aient eu lieu entre deux machines, un premier ordinateur doit en appeler un autre et ce dernier doit rappeler son homologue. "Partager de l'information, à l'époque, c'était compliqué et ça marchait mal", résume François Flückiger, évoquant la "tyrannie des logins" et la "guerre des protocoles".
 
Aujourd'hui, dans le langage courant, les termes "internet" et "web" sont devenus interchangeables. Mais il convient de les distinguer. Internet, qui est né dans les années 1970, est, en résumé, l'infrastructure qui permet d'interconnecter des ordinateurs et des objets. Le web, lui, n'est que l'une des applications qui utilisent ce réseau, comme, entre autres, la messagerie électronique, la téléphonie ou la vidéophonie.
 
Et avant l'arrivée du web, l'utilisation d'internet relève du parcours du combattant. Face à ces difficultés, des membres du Cern cherchent des solutions. Parmi eux se trouve Tim Berners-Lee. Ce Britannique, physicien de formation et autodidacte en informatique, fait partie d'une équipe qui déploie la technologie Remote Protocol Control, permettant d'appeler depuis son ordinateur des programmes se trouvant sur d'autres machines.
 
Au commencement était un schéma
 
Il n'y a pas eu de "moment Eureka", comme le raconte la légende concernant Isaac Newton sous son pommier, répète souvent Tim Berners-Lee. Mais à la fin de l'année 1988, le physicien de 34 ans fait part à son supérieur, Mike Sendall, de sa réflexion sur l'amélioration du partage de données. Il lui parle d'un système fondé sur internet et l'hypertexte, autrement dit les liens tels que nous les connaissons toujours aujourd'hui (comme ce lien  qui renvoie vers les mémoires de Tim Berners-Lee). En réalité, le Britannique lui propose une version améliorée d'Enquire, un système qu'il avait mis au point quelques années auparavant. Ce système, lui aussi fondé sur l'hypertexte, liait les noms des chercheurs à leurs thèmes de travail.
 
Mike Sendall lui demande de rédiger une note à ce sujet. Tim Berners-Lee la lui remet le 12 mars 1989. Le document de 16 pages, disponible sur le site du Cern  (PDF), est sobrement intitulé "gestion de l'information : une proposition". Il montre un schéma buissonnant avec des ronds, des rectangles et des nuages, tous reliés par des flèches. L'idée est de lier entre eux des documents variés du Cern qui, à l'origine, n'ont rien à voir entre eux."Vague but exciting" ("vague mais excitant"), écrit laconiquement Mike Sendall en haut de la première page de ce document, aujourd'hui considéré comme l'acte fondateur du web.
 
"En 1989, je peux vous assurer que personne n'a compris quoi que ce soit", affirme François Flückiger, qui travaillait dans le même bâtiment que Tim Berners-Lee, à un étage de différence. Et d'insister : "Mike Sendall a écrit ça ["vague but exciting"] mais c'était vraiment incompréhensible." "Je ne pense pas que quelqu'un ait dit que c'était fou", commente dans le documentaire The Web, Past and Future  Peggie Rimmer, l'une des supérieures de Tim Berners-Lee.
 
Aussi incompréhensible soit-elle, cette proposition n'est pas totalement isolée. La même année, sur le même campus, à un kilomètre d'écart, Robert Cailliau a une intuition proche de celle de Tim Berners-Lee. "J'ai écrit une proposition pour étudier les hypertextes par les réseaux du Cern parce que je voyais beaucoup de physiciens qui transportaient des disquettes ou les envoyaient les uns aux autres alors qu'en fait il y avait un réseau", a-t-il expliqué en 2016 lors d'une conférence  donnée à l'université de Fribourg (Suisse).
 
Mais le Belge met rapidement de côté son projet et se joint au Britannique. Selon ses explications, la proposition de Tim Berners-Lee, "fondée sur internet""était beaucoup plus ouverte, beaucoup plus utilisable". Si Tim Berners-Lee fait un premier converti, ses supérieurs l'ignorent poliment. Ils ne peuvent lui allouer de moyens : son idée concerne d'abord l'informatique et non la physique, l'objet premier du Cern. Cela n'empêche pas son supérieur de l'encourager passivement en le laissant faire sur son temps libre.
 
Un puissant ordinateur et un nom temporaire 
 
Le tandem britannico-belge se met au travail. Le Britannique se penche sur l'aspect technique, tandis que le Belge, présent au Cern depuis longtemps, fait marcher ses réseaux et joue les évangélistes au sein de l'institution. "Il a beaucoup œuvré à formuler la pensée de Tim Berners-Lee avec des mots simples et compréhensibles par d'autres communautés", explique Fabien Gandon, directeur de recherches en informatique à l'Inria, qui connaît Tim Berners-Lee. Selon François Flückiger, Robert Cailliau est un "excellent communicant" contrairement à Tim Berners-Lee qui, à l'époque, est plutôt perçu comme un "professeur Tournesol". Pour lui, l'apport de Robert Cailliau est crucial.
 
Au début de l'année 1990, un ordinateur NeXT – la marque fraîchement lancée par Steve Jobs – arrive au Cern. Tim Berners-Lee, impressionné, demande à son supérieur la possibilité d'en acquérir un. Cet outil, particulièrement puissant pour l'époque, est idéal pour développer son projet. Mike Sendall valide : il justifie cet achat en expliquant que Tim Berners-Lee va explorer les éventuelles utilisations de cet ordinateur pour l'exploitation du LEP.
 
En attendant que l'ordinateur arrive, la réflexion de Tim Berners-Lee progresse. En mai 1990, il fait une seconde proposition  (PDF) et y évoque le vocable de "mesh" ("filet") pour désigner son idée. Le même mois, en compagnie de Robert Cailliau, il se penche sérieusement sur le nom du projet. Le Belge raconte dans une note  (en anglais) vouloir écarter d'emblée les références à des dieux grecs ou à la mythologie égyptienne, une habitude à la mode chez les scientifiques. "J'ai regardé dans la mythologie nordique mais je n'ai rien trouvé qui convenait", précise-t-il auprès du New York Times  (en anglais) en 2010.
 
Tim Berners-Lee, lui, a plusieurs pistes. Il pense donc à "mesh" mais l'écarte rapidement car il trouve que la sonorité ressemble trop à "mess" ("bazar"). La possibilité de l'appeler "Mine of information" traverse également son esprit mais il trouve que l'acronyme MOI est trop égocentrique. Même réflexion pour "The information machine" dont l'acronyme TIM résonnerait comme une autocélébration. Le Britannique affectionne également "World Wide Web" ("la toile d'araignée mondiale"). Ses collègues sont sceptiques. Ils soulignent que l'acronyme "www" est long à prononcer en anglais : "double-u, double-u, double-u".
 
Dans ses mémoires, Tim Berners-Lee précise que pour Robert Cailliau, qui parle flamand, et comme pour ceux qui parlent des langues scandinaves, "www" se prononce simplement "weh, weh, weh". "World Wide Web" finit par figurer sur la proposition commune des deux hommes déposée le 12 novembre 1990  (PDF). Mais il ne s'agit, pensent-ils, que d'une solution temporaire.
 
Il ne fallait surtout pas éteindre le premier serveur
 
Entre temps, l'ordinateur NeXT a fini par être livré, en septembre 1990. De quoi ravir Tim Berners-Lee, se souvient  Ben Segal, le mentor du Britannique. "Il m'a dit : 'Ben, Ben, c'est arrivé, viens voir !' Je suis allé dans son bureau et j'ai vu ce cube noir sexy." Tim Berners-Lee peut enfin donner forme à son projet. Il s'enferme et propose, à quelques jours de Noël, le 20 décembre, la première page web de l'histoire et un navigateur appelé lui-même World Wide Web. Ce premier site, visible à cette adresse, pose l'ambition encyclopédiste du web et affirme que le projet "entend fournir un accès universel à un large univers de documents". Il propose, entre autres, une présentation, une bibliographie et quelques liens.
 
L'ensemble tient grâce aux trouvailles imaginées et développées par le Britannique : le protocole HTTP (grâce auquel des machines peuvent échanger entre elles sans les lourdeurs jusqu'alors nécessaires), la notion d'URL (qui donne une adresse précise à chaque document disponible sur le réseau) et le langage HTML (langage informatique qui permet d'écrire et de mettre en forme les pages web).
 
Le fameux ordinateur NeXT de Tim Berners-Lee sert de serveur à ce web embryonnaire. Autrement dit : sans lui, pas de web. Pour que personne ne l'éteigne par mégarde, il colle dessus une étiquette et écrit en rouge "Cette machine est un serveur. NE PAS ÉTEINDRE !!"
 
Le web tisse sa toile
 
Dix-huit mois après la première proposition, la donne change totalement. François Flückiger le concède sans détour : ce n'est qu'à partir de cette première mise en ligne qu'il est convaincu par l'innovation de Tim Berners-Lee, anticipant au moins un succès au sein de la communauté scientifique. Le projet séduit également le Français Jean-François Groff. Ce jeune ingénieur en télécom de 22 ans vient de débarquer au Cern, dans le cadre de son service civil, "pour travailler sur l'acquisition de données""Tim Berners-Lee était un voisin de bureau et c'est un collègue qui nous a présentés assez vite à mon arrivée", raconte-t-il. Aussitôt, c'est l'entente parfaite. "J'avais la culture nécessaire pour comprendre ce qu'il faisait. Et étant exposé au succès du minitel en France, j'ai tout de suite saisi la portée que pourrait avoir son système", ajoute-t-il.
 
Le jeune Français fait rapidement part de ses idées à celui qui travaille alors seul au développement du projet. Pour lui, le système doit tourner sur tout type de plateforme. "Tim était d'accord. Mais il nous fallait un peu de temps et de ressources pour transférer ce prototype", relate Jean-François Groff. Ce dernier se met alors à travailler "en sous-marin" avec Tim Berners-Lee pour "écrire une librairie de logiciels". Au cœur de l'hiver, il ne compte pas les heures supplémentaires à coder en écoutant à la radio les dernières nouvelles de la guerre du Golfe.
 
Avec le travail accumulé, l'ouverture s'accélère. En mars, le logiciel est mis à disposition à des collègues sur des ordinateurs du Cern. A la même période, Jean-François Groff bascule, de façon non officielle, à plein temps avec Tim Berners-Lee.
 
Le 6 août, le Britannique fait part de son innovation à l'extérieur du Cern. Il partage sur un groupe de discussion un texte présentant les grandes lignes de son projet. "Nous sommes très intéressés par le fait de propager le web dans d'autres endroits. (...) Les collaborateurs sont les bienvenus", écrit-il. C'est avec cette annonce que le web commence à intéresser du monde, à tisser sa toile sur d'autres campus et à se répandre sur la planète. Le début d'une révolution historique qui connaît un coup d'accélérateur déterminant lorsque le Cern verse le web dans le domaine public en avril 1993.
 
Mais aujourd'hui Tim Berners-Lee se dit "dévasté" par ce qu'est devenu le web. Il regrette la toute puissance d'une poignée de géants comme Google, Amazon ou encore Facebook, et déplore l'utilisation qui est faite des données des utilisateurs. Le Britannique, qui a été anobli en 2004, milite désormais pour un web décentralisé. Avec son nouveau système baptisé Solid  (en anglais), il souhaite que les internautes "reprennent le pouvoir" sur leurs données personnelles. 
 
"Il n'y aura plus de streaming reposant uniquement sur la publicité, a-t-il anticipé lors d'une conférence, en octobre 2018. Du point de vue des développeurs, leur seule préoccupation sera de construire des services utiles pour les utilisateurs." Une ambition qui renverse en grande partie le modèle économique du web actuel, et renoue avec l'idéal des débuts. (francetvinfo)
 
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