SENEGAL : EXPLOSION IMMOBILIERE ET SOUPÇONS DE BLANCHIMENT D’ARGENT

Jeudi 16 Janvier 2020

Par Momar DIENG

Que peut bien vouloir faire au Sénégal une société établie dans un paradis fiscal aussi peu bien réputé que Panama ? Sur la base d’un accord signé avec des représentants de l’Etat, un terrain nu de 13 181 mètres carrés est attribué à «B. Investment SA» pour la construction de réceptifs hôteliers sur la Corniche-Est de Dakar. La valeur de ce bien immobilier est estimée à 420 millions de francs Cfa. En sus, plusieurs autres titres de propriété immobilière, d’une valeur globale présumée de 1 milliard 15 millions de francs Cfa environ, lui sont cédés.


En contrepartie, l’accord stipu entre les deux parties indique : «ladite société a cédé à l’Etat du Sénégal des actions équivalentes à 5% de son capital social, un taux inchangeable quelle que soit l’évolution de ce capital». 

Ces éléments sont tirés d’une étude commanditée en 2013 par la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif) du Sénégal dont nous tenons copie. Mais pour l’auteur de l’enquête de la Centif, «le caractère léonin de ce contrat au détriment des intérêts du Sénégal jette un doute sur la transparence de cette transaction.»

Du côté de l’Etat du Sénégal, les noms et fonctions des autorités signataires dudit contrat ne sont pas précisés. 

«B. Investment SA» est une société anonyme (SA) immatriculée à Panama depuis janvier 2009 sous le numéro «648811». Selon le document cité plus haut, elle a un capital de 50 millions de francs Cfa. Son conseil d’administration est composé de deux ressortissants espagnols et d’un associé sénégalais.

Des immeubles de grande valeur

Au niveau de la Conservation de la propriété foncière de Dakar, nous avons retrouvé les fiches d’identification de trois des terrains concernés par la transaction. Ce sont les titres fonciers 67/DK,6092/DK et 3966/DK

Le premier (67/DK) a une superficie de 262 680 mètres carrés. Il est « situé à Dakar entre le Camp des Madeleines I et la Route des Madeleines ».

 

Certains des terrains attribués à B.Investment SA sont tirés du titre foncier 67/DK, un gigantesque espace situé dans la zone des Madeleines à Dakar.png
 

En fait, explique un fonctionnaire des Impôts et Domaines, ce titre foncier s’étend en gros sur une grande partie de la Corniche-Est, dans une zone comprise entre les environs du Lagon, le Cap Manuel, le petit palais qui faisait office de résidence du premier ministre, l’ancien palais de justice et la Clinique du Cap qui fait face à la résidence de l’ambassadeur de France. «C’est une très vaste superficie qui a fait l’objet de plusieurs morcellements depuis plusieurs années », renseignent des agents de la Direction générale des impôts et domaines. Ce qui est attesté par l’un des documents officiels sortis de la Conservation foncière. 

Le deuxième terrain (titre foncier 6092/DK) a une superficie de 2239 mètres carrés. Il est situé, à Dakar, Avenue Pasteur angle Route de la Corniche. Ces deux immeubles appartiennent « exclusivement » à l’Etat sénégalais. Quant au troisième terrain (titre foncier 3966/DK), il est « inscrit à ce jour exclusivement au nom du Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale Française » (AOF), il couvre une superficie de 2043 mètres carrés sur l’Avenue Pasteur à Dakar.

Pourtant, en sillonnant ces lieux une matinée du 19 décembre, on constate une certaine accalmie par rapport à l’activité débordante qui y prévalait ces dernières années. Les panneaux indicateurs sur les sites en construction se comptent sur les doigts d’une main. Des ouvriers s’affairent autour de rares chantiers sur un littoral en piteux état et défiguré par des constructions anarchiques. Soupçonneux, des vigiles vous suivent des yeux et l’un d’eux ne tarde pas à vous rappeler que ces lieux sont privés. Une voie goudronnée, coincée entre la Clinique du Cap et un bâtiment inachevé, permet néanmoins d’accéder à la plage. Sur les belles hauteurs qui surplombent le littoral, on appréhende mieux l’anarchie et la confusion qui ont servi de soubassement à la plupart des édifices sortis de terre. 

L’environnement est si mal accoutré que le chemin qui permettait naguère de rejoindre le Cap Manuel à partir de la morgue de l’hôpital Le Dantec a presque disparu. Des tas de feuillages, de petits arbustes dégringolés et des immondices surmontés de déchets plastiques ont fomenté une mini forêt obstruant le passage. Un employé de l’hôpital en blouse blanche et poussant une brouette avertit : «monsieur, attention aux serpents sous les feuilles, il est plus prudent de faire un contournement.» C’est-à-dire entrer par cette porte arrière de l’hôpital qui fait face à l’océan pour déboucher sur l’entrée principal, avenue Pasteur.

 

Une vue du littoral à proximité de l’ancien Palais de justice de Dakar (Cap Manuel).png
 

Panama, zone à risque

La particularité du territoire fiscal de Panama est connue depuis la divulgation à partir du 3 avril 2016 des «Panama Papers» par le Consortium international des journalistes d’investigation (Icij) en partenariat avec le journal allemand Suddeutsche Zeitung.

Près de 12 millions de documents confidentiels sont alors l’objet de fuites concernant plus de 200 mille sociétés offshore et touchant des hommes politiques, hommes d’affaires, artistes et autres célébrités mondiales dans divers domaines. La présence présumée d’une société panaméenne au Sénégal suscite donc naturellement la curiosité.

Sous cet angle, Ngouda Fall Kane, ancien président de la Centif du Sénégal, fait le commentaire suivant: «L’Etat du Sénégal devrait au préalable recueillir toutes les informations nécessaires sur l’identité des dirigeants de la société, vérifier également l’origine des fonds que cette société se proposerait d’apporter au Sénégal. Il faut nécessairement identifier ses actionnaires et cela ne peut se faire que si la Centif est saisie… » Mais cela ne suffira pas pour protéger les intérêts de l’Etat sénégalais. 

« Les facilités offertes par le secteur en ce qui concerne la dissimulation de l’origine réelle des fonds et de la véritable identité du propriétaire des biens concernés, qui sont les éléments clés du processus de blanchiment d’argent, rendent le secteur attractif pour les délinquants souhaitant l’utiliser de manière abusive. »

« L’offre d’actions de 5% du capital, constante même si le capital augmente, est une porte ouverte aux manipulations frauduleuses. L’Etat doit détenir 10% du capital et en tant qu’actionnaire, doit s’intéresser à toutes modifications du capital, à l’arrivée de nouveaux actionnaires au cas échéant, ainsi qu’aux justifications avancées pour des modifications éventuelles de ce capital », a ajouté Kane, qui est également ancien secrétaire général du ministère de l’Economie et des Finances du Sénégal. 

Sollicitée, la présidente en exercice de la Centif, Ramatoulaye Gadio Agne, a répondu en ces termes : « le respect de l’obligation de confidentialité (article 65 de la loi 2018-03) exclut toute forme de communication sur des personnes physiques et morales. » 

Selon un responsable de la direction générale des impôts et domaines (DGID) qui a requis l’anonymat, l’obtention présumée de ces immeubles par la société panaméenne n’est possible que parce qu’une autorité politique ou administrative disposant de pouvoirs importants dans le circuit de décision a approuvé le dossier et donc l’accord signé entre les deux parties. Mais alors qui est ce dirigeant ? A cette question personne ne veut répondre.

Dans un document consacré aux typologies de blanchiment dans l’immobilier, le Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (GIABA) écrit : « Les facilités offertes par le secteur en ce qui concerne la dissimulation de l’origine réelle des fonds et de la véritable identité du propriétaire des biens concernés, qui sont les éléments clés du processus de blanchiment d’argent, rendent le secteur attractif pour les délinquants souhaitant l’utiliser de manière abusive. » 

L’opacité qui caractérise l’accord entre l’Etat et la société B. Investment SA, la non-identification des personnes présumées avoir paraphé l’entente ainsi que le manque d’informations précises sur les titres fonciers publics engagés dans cette opération confortent les mises en garde du Giaba.

La plupart des études réalisées aboutissent à une conclusion commune : l’immobilier est le domaine privilégié des trafiquants et autres criminels pour procéder à leurs activités de blanchiment d’argent sale ou de recyclage de biens mal acquis. D’après le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI), 30% des biens criminels confisquées entre 2011 et 2013 concernaient le secteur immobilier.


Le boom immobilier sénégalais en chiffres

Au Sénégal, des marabouts, hommes d’affaires et politiciens font l’objet de soupçons tenaces liés au blanchiment d’argent dans le secteur immobilier. Pendant plusieurs semaines, Moustapha Cissé Lô, député membre du parti au pouvoir et président du parlement de la Cedeao, a quasiment supplié le procureur de la République d’entendre ses «vérités» sur les personnalités et autres gros bonnets qui alimenteraient, selon lui, le trafic de drogue et le blanchiment de capitaux dans le secteur de l’immobilier au Sénégal. 

Il est vrai que les propriétés et résidences de luxe sont omniprésentes aux quatre coins de la capitale sénégalaise, notamment au Plateau, à Fann Résidence, au Point E, dans la commune de Ngor-Almadies, de même qu’en certains endroits improbables de la banlieue (Pikine, Guédiawaye, Mbao, etc.), sur la Petite côte (Mbour et environs)…  

Les institutions financières jouent un rôle essentiel dans la prévention du blanchiment de capitaux, notamment en termes de soutien aux investissements immobiliers. Se basant sur des données fournies par la Société générale de banques au Sénégal (SGBS), la Centif révèle qu’entre 2005 et 2012, cette banque française a financé 101 projets immobiliers à hauteur de 22 milliards 413 millions de francs Cfa. Ces projets étaient localisés sur Dakar pour l’essentiel (100) et Guédiawaye (1).  

 

Des constructions qui sortent de terre, toujours sur le long du littoral.png
 

Ces biens immobiliers ne sont pas tous des produits du blanchiment de capitaux, mais certains le sont, selon la Cellule nationale de traitement des informations financières du Sénégal (Centif). Ainsi en est-il de l’affaire MG. En langage codé dans un rapport de la Centif, on obtient ceci : 

« Le cas MG. Il concerne la dame MG, conjointe d’un diplomate étranger, qui aurait converti, transféré ou manipulé à travers l’ouverture de comptes bancaires ou d’acquisitions immobilières, des sommes d’argent qu’elle savait provenir d’un crime ou délit dans le but de dissimuler ou de déguiser l’origine illicite desdits biens provenant d’actes de corruption de son conjoint. »

Cette affaire fait référence à un diplomate italien alors en service à Dakar il y a une dizaine d’années. En pleine crise des départs massifs de jeunes sénégalais vers l’Europe à bord d’embarcations de fortune, le consul Antonio Trinchese avait été accusé de trafic de visa. La Centif avait découvert par la suite que l’immobilier lui servait de moyen de blanchiment. A sa maîtresse d’origine guinéenne, il avait acheté deux immeubles et ouvert des comptes bancaires au nom de la fille mineure de cette dernière. Après enquête, les autorités sénégalaises ont confisqué lesdits immeubles situés entre Ngor et les Almadies et estimés à 600 millions de francs Cfa, puis saisi ses avoirs bancaires d’un montant d’un milliard de francs Cfa environ. Le consul, lui, a été expulsé, son immunité lui ayant permis d’échapper à la justice sénégalaise. 

La Centif a révélé en 2013 que sur 240 milliards de francs Cfa (480 millions de dollars US) investis dans des constructions immobilières, seulement 10 milliards de francs Cfa (20 millions de dollars US) ont pu être tracés au niveau du système bancaire sénégalais

Selon des documents de l’Agence de l’informatique de l’Etat (Adie) en notre possession, 10 317 demandes de permis de construire ont été déposés entre 2015 et 2017. Le taux de délivrance a atteint 79,7%. Dakar arrive en tête avec 5 745 permis de construire, suivi de Rufisque (2 387), Pikine (1 577) et Guédiawaye (608). Mais la plupart des constructions qui découlent des autorisations se font dans un cadre informel qui échappe aux autorités publiques.

En parallèle, la Centif a révélé en 2013 que sur 240 milliards de francs Cfa (480 millions de dollars US) investis dans des constructions immobilières, seulement 10 milliards de francs Cfa (20 millions de dollars US) ont pu être tracés au niveau du système bancaire sénégalais. Le reste, soit 230 milliards (460 millions de dollars US), proviendrait donc d’origines douteuses et pourrait avoir été recyclé dans le circuit légal de l’argent. Mais la loi a évolué vers plus d’encadrement des investissements dans ce domaine.

En effet, l’article 14 de la loi sur le blanchiment de capitaux et financement du terrorisme (LBC/FT) de février 2018 interdit désormais expressément le paiement en espèces dans les transactions immobilières (voir article : L’organisation de la lutte contre le blanchiment de capitaux dans l’immobilier au Sénégal.)

Ce cas pratique révélé par l’intermédiaire d’une institution officielle (Centif) qui est le « correspondant » local du Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (Giaba) montre à quel point le crime de blanchiment de capitaux dans le secteur de l’immobilier est devenu important de par le volume financier important qui est en jeu, à la fois pour l’Etat et pour les autres entités qui gravitent dans le champ de l’immobilier. Il renseigne également sur les failles et faiblesses juridiques et administratives que les criminels du secteur exploitent pour blanchir de l’argent présumé sale. C’est aussi un indicateur par rapport aux complicités potentielles qui viennent en aide aux blanchisseurs lorsqu’ils sont confrontés à des obstacles légaux en principe infranchissables dans la chaîne d’approbation des projets immobiliers.

 

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