L’oligarchie, d’un point de vue sociologique, c’est l’actuelle classe dirigeante, qui mêle pouvoir économique, pouvoir politique, hauts fonctionnaires, dirigeants de grands médias.
L’autre façon d’envisager l’oligarchie, c’est comme un système de gouvernement dans lequel un petit nombre de personnes va imposer ses décisions à l’ensemble de la société. Il y a une confusion des intérêts et un va-et-vient permanent des personnes entre les différents cercles. C'est dire que nous vivons dans un pays singulier, où l’Etat apparaît tout à la fois garant de l’intérêt général et prisonnier des intérêts particuliers qui le composent ou le travaillent de l’intérieur (« bastilles » administratives, « corporations » ou syndicats de fonctionnaires, groupes de pression ou lobbies de toute nature).
La corruption, un frein au changement qualitatif
Argent, politique et corruption, c’est moins joli que Pain, amour et fantaisie, mais, comme dans un roman, les trois termes sont bien liés.
L’image que l’on a de la corruption s’accompagne souvent d’une relation à l’argent et d’affinités politiques qui ne semblent pas distribuées au hasard. Et qui préexistent peut-être aux attitudes que nos concitoyens adoptent face à ces « affaires » qui ont défrayé régulièrement la chronique, en atteste le tollé autour des fonds COVID entres autres nombreux scandales et le coude du prince sur des dossiers ô combien litigieux qui éclaboussent son entourage et ses protégés...
Une gouvernance qui se voulait sobre et vertueuse qui a fini par reléguer les nobles espérances démocratiques au rang d’instruments de mystification, d’informations fallacieuses et de pressions psychologiques, utilisés contre nos populations pour protéger les intérêts de quelques groupuscules et aventuriers de la politique qui ont fait de l'exercice un métier devenu aussi complexé que dans le crime organisé parce ce qu'un politicien honnête ne fait pas long feu s'il ne marche pas dans l'illégalité. Situation paradoxale, mais qui peut expliquer une incapacité presque congénitale à réformer.
Ce sont ces fameuses résistances au changement qu’on appelle également des freins. Un phénomène, s'il est enrayé, est même le signe le plus sûr qu’on est sur la voie du changement, au cas contraire, la voie de garage prend le pas sur la voie dégagée.
Faut-il en finir avec l'oligarchie?
Un obstacle des plus sérieux contre la mue de nos institutions est l'existence de cette oligarchie qui exerce un pouvoir invisible au-delà des changements électoraux et de la liberté de la presse. Les élites précédentes avaient une conscience de leurs devoirs et de leurs obligations. L’oligarchie actuelle estime avoir tous les droits. Selon Hérodote, l’oligarchie se justifiait par le fait de placer au pouvoir les plus vertueux ; aujourd’hui, les puissants visent avant tout la conservation de leur puissance. L’argent devient le principal signifiant de la réussite sociale.
Fini le clivage fondamental qui en démocratie sépare le domaine public, l’intérêt général et le domaine privé relatif aux intérêts privés, par ailleurs légitime. En oligarchie, la coupure est horizontale, elle se situe entre les membres du sommet de la pyramide et le corps social. Raison de plus de dénoncer ceux qui se mettent au service de l’État pour pouvoir, après un passage provisoire, mettre à profit leurs connaissances acquises pour faire fortune. Nous ne citerons pas de noms mais les exemples font foison.
L'oligarchie dépouille au fur et à mesure l’État de ses recettes et de ses capacités de régulation au sein de l’industrie financière. Au Sénégal, il y a fort à parier que les entreprises qui ont pris les risques les plus inconsidérés, ayant conduit à la crise du système financier que nous expérimentons actuellement, sont celles qui ont réalisé les dépenses de lobbying les plus élevées à ces élections de 2024.
Élections et oligarchie peuvent aller de pair. On passe du citoyen rationnel au consommateur manipulé.
Mais il ne faut pas trop se focaliser sur l’appareillage politique. L’oligarchie est un système dans lequel le politique n’est pas le pouvoir essentiel. Il faut mettre l’accent sur le pouvoir économique, avec une politique de nationalisation des secteurs stratégiques.
Comment pouvons-nous reprendre le pouvoir collectivement sur les banques ? Comment redonner de la liberté aux médias, qui sont un enjeu essentiel de la délibération démocratique, aujourd’hui contrôlés par des grands pouvoirs capitalistes ? Quelle sera la posture de ce nouveau régime souverainiste face à la particularité de la situation d'une demande sociale criarde, où cette oligarchie n’a pour but essentiel que de maintenir son système de privilèges complètement démesurés?
Instaurer un nouvel art de gouverner
Aujourd’hui l’oligarchie a directement le pouvoir, le régime yaakariste était leur représentant. C’était ouvert, assumé, sans vergogne : on sert les copains.
Ce nouvel art de gouverner impose un changement de nos représentations traditionnelles de l’État au Sénégal, où politiques et fonctionnaires de l’Exécutif prétendent décider de l’intérêt général, loin d’un Parlement réduit à un rôle de soutien politique et d'homologation des gabegies, sur fond de neutralisation des contre-pouvoirs, notamment ceux des juges. Nous pouvons avoir un gouvernement qui mette l’intérêt général au centre de son action.
C’est un travail de longue haleine. Mais il faut commencer la révolution écologique et agricole : adapter l’appareil industriel à la conversion écologique, abandonner les projets pharaoniques, les constructions d'infrastructures budgétivores, et s'attaquer à cette lancinante demande sociale et instaurer de véritables politiques de jeunesse axées sur une éducation citoyenne et patriotique..
On peut le faire tout de suite. Ce serait déjà énorme.
Se muer en État partenaire plus ouvert
La classe détentrice du capital veut un périmètre et responsabilités réduits quand ce nouveau régime anti-système et redistributeur veut un État à responsabilités accrues. Dans le premier cas, le moins d’État contribue à la déchirure sociale, au risque d’une explosion sociale. Dans le second cas, le plus d’État correcteur voit ses « marges » d’intervention se réduire face au pouvoir du marché et des autres États, et aussi en raison d’une tendance à la sclérose de l’action publique. Le risque est alors le coma. En fait, dans les deux hypothèses l’Etat s’affaiblit, parce qu’enfermé dans une logique profonde de délégation des pouvoirs.
La piste de refondation de l’État semble trouver la panacée dans celle d’un État partenaire plus ouvert au secteur privé national, à l'expertise de la décision privée. Une telle métamorphose des comportements politiques et des attitudes culturelles marquerait un approfondissement de la démocratie elle-même. Nous sommes habitués à une conception de l’Etat où le politique — c’est-à-dire les centres ministériels — prétend savoir de source sûre ce qui doit nous réunir et impose, en conséquence, sa vision et ses solutions, alors que des exemples proches, au Ghana ou au Cap-Vert, révèlent une conception plus humble du travail étatique dans une démocratie où la principale responsabilité du politique n’est pas d’imposer, mais de créer les conditions de reconnaissance du bien commun.
Khady Gadiaga, 26 mars 2024