Il y a quatorze ans, j'ai dirigé le programme PPP (partenariat public privé) de modernisation des transports au sein du groupe CCBM, à travers sa filiale CCBM Industries, marquant le début de mon expérience dans les transports publics, après avoir occupé le poste de chef d’équipe de commerciaux automobiles au sein du groupe UNITECH MOTORS, représentant alors la marque TATA.
Partager aujourd'hui ma réflexion sur la situation du transport public au Sénégal, avec son lot de désagréments, ne serait donc pour moi qu’un exercice de capitalisation de l’expérience acquise pendant 6 ans, dans l’effort de proposer à mes compatriotes particulièrement les transporteurs, des moyens adéquats d’assurer la mobilité de leurs clients dans des conditions qui allient sécurité et confort.
Il est important de reconnaître que l'accessibilité à une mobilité urbaine et interurbaine est cruciale pour permettre à chaque citoyen de maintenir son autonomie et sa vie sociale. Cependant, beaucoup de questions se posent : est-ce à la puissance publique de prendre en charge techniquement et financièrement ce besoin humain de déplacement ou celui-ci peut-il être laissé à la charge d’opérateurs privés qui ne sont souvent mus que par le gain, et le gain facile ? Quel serait le degré de responsabilité des autorités publiques dans l’insécurité qui caractérise nos axes routiers ? Le décompte macabre de plus de 700 victimes en moyenne par an dues à des accidents routiers ne justifierait-il pas que des politiques sérieuses et des moyens colossaux soient mis en place pour éradiquer ce fléau ?
Plus dangereuses que le terrorisme, qui a dû mobiliser par le passé toute notre énergie, les routes du Sénégal ont tué en moins de 10 ans plus de 7000 de nos compatriotes, sans compter les 10 à 20 % des blessés qui ne se remettent jamais et finissent par périr (source AAS-APS).
En réalité, l'État du Sénégal, acteur majeur de la réglementation en toute sorte, porte une grande part de responsabilité sur les dysfonctionnements observés dans ce secteur. Comment l’ensemble des programmes destinés à la sécurité routière et à la prise en charge des victimes d’accidents, comme l’Agence nationale de Sécurité Routière (ANASER), le Fonds de Garantie Automobile (FGA), le ministère des Infrastructures, le Conseil exécutif des Transports urbains Durables (Cetud) et d’autres structures n’ont-ils pas pu prendre le phénomène à bras-le-corps pour nous éviter ce décompte macabre auquel nous assistons impuissants sur nos routes ?
L’incapacité des services publics de transport mise en exergue...
L'incapacité du service public à assurer efficacement les dessertes urbaines et interurbaines est manifeste, entraînant une prolifération d'opérateurs privés concurrents. Malgré les tentatives de restructuration et de renforcement du réseau Dakar Dem Dikk dans le secteur urbain, et de son extension interurbaine avec Senegal Dem Dikk, ainsi que les efforts de renouvellement du parc de transports en commun à travers le projet AFTU (Association de financement des professionnels du transport urbain) lancé en 2005, le programme des taxis bleus, et l'introduction récente du TER et du BRT dans l'agglomération dakaroise, le défi de garantir un transport de qualité tout en réduisant drastiquement les accidents reste entier.
Les politiques clientélistes des régimes passés, le manque d’engagement des acteurs au-delà des séminaires et réunions, les demandes croissantes des usagers et l'afflux de personnes des zones rurales en quête de revenus contribuent tous à complexifier la situation. De plus les violations répétées de l’espace public par la présence de garages divers aux alentours desquels se développent toutes sortes de commerce et la mauvaise qualité de nos routes font du secteur des transports un enjeu crucial à adresser si nous souhaitons préserver la vie de nos compatriotes.
Un système de transport aux antipodes des normes...
Il est malheureux de constater que notre système de transport est déréglementé, gangréné par la corruption à tous les niveaux, de l’octroi des autorisations de transport au contrôle technique en passant par la délivrance de permis, de livret et de licence. Un système qui permet de repousser les limites de la norme, en laissant s'installer sans aucune sanction, le dépassement de capacité dans les transports routiers, l'irrespect de la réglementation et l'irresponsabilité des transporteurs qui, pour des raisons de gains faciles et sans scrupule pour un bon nombre, se permettent de bafouer la règlementation requise en termes d'agrément, d'assurance, de contrôle technique et de permis de conduire, recrutent des chauffeurs qui souvent font montre d’analphabétisme et d’irresponsabilité dans leur comportement et sur les routes, exposant leurs vies et celles de leurs compatriotes à des dérives potentiellement irréversibles. Tout un système qui met en lumière les difficultés auxquelles les autorités publiques devront faire face pour réguler le secteur.
Quelles solutions face à ce tableau peu reluisant...
La dérive observée dans le domaine des transports au Sénégal reflète un processus de privatisation et de captation de l'activité, au détriment de l'intérêt collectif. La reconstruction du système devra nécessairement passer par l'organisation d'un dialogue pour apporter des réponses aux lancinantes questions de la vétusté du parc, de la désorganisation dans le secteur, du contrôle technique des véhicules, du facteur humain à travers le recrutement et les conditions de travail des chauffeurs et auxiliaires (apprentis), des conditions de nos routes, ... ce qui milite largement en faveur d’assises nationales du transport public. Il est essentiel de relancer une politique de transport au Sénégal en déterminant clairement les priorités, en prenant des décisions de manière collaborative mais courageuse, de sorte à mettre en avant l’intérêt de l’usager, car il s’agit avant tout d’un service à la clientèle que l’Etat se devra de sécuriser, même dans le cadre d’une ouverture au secteur privé.
Pour amorcer les réformes dans le secteur, les décisions suivantes sont d’une urgence capitale :
a) La poursuite du programme de renouvellement du parc automobile de transport public et au-delà de circulation des véhicules :
Dans tous les pays qui se respectent; la limite d'âge des véhicules affectés à un service de transport rémunéré de personnes est bien fixée, 7 ans pour la Belgique et pour la France, 10 ans pour le Canada avec une condition stricte de contrôle technique, et pour la Côte d’Ivoire, le décret N°2017-793 du 6 décembre 2017 vient fixer les limites d’exploitation des véhicules de transport aux durées suivantes, depuis leur mise en circulation : 7 ans pour les taxis, 10 ans pour les minicars de 9 à 34 places, 10 ans pour les camionnettes jusqu'à 5 tonnes, 15 ans pour les cars de plus de 34 places, 20 ans pour les camions de 5 à 10 tonnes, 20 ans pour les camions de plus de 10 tonnes.
Il est inconcevable qu’au Sénégal, des véhicules de transport interurbains de 30 ans d’âge continuent à circuler, des cercueils ambulants qui nous valent les décomptes macabres que nous connaissons chaque année. Il est arrivé dans un programme de renouvellement du parc du transport urbain que j’ai moi-même piloté, que des chauffeurs dans un garage public de la place refusent que des véhicules neufs, très confortables pour les usagers, avec même une différence de prix à la hausse (pour éviter une concurrence directe) soient proposés aux clients pour leur permettre d’avoir le choix sur les moyens qui les transportent. L’exigence de ces regroupements de transporteurs était que les véhicules neufs acquis pour un certain coût fassent la queue avec les épaves vétustes et anciens pour être autorisés à transporter à partir de ce garage public. (sic !) ; la faiblesse des autorités de l’époque avait fait capoter ce projet.
Au-delà du renouvellement du parc de transport, une idée pertinente serait de procéder au renouvellement de tout le parc automobile sénégalais, en procédant à la réforme suivante :
▪ autoriser à tout détenteur de plaques d’immatriculation régulière, de changer son véhicule par un autre de moins de 5 ans, moyennant des frais de visite technique revus à la hausse, l’ancien véhicule étant récupéré et destiné à la casse ;
▪ interdire la circulation dans les grandes agglomérations des véhicules particuliers de plus de 25 ans à partir de la date de la première mise en circulation, à l’exception des véhicules de collection, soumis à une visite technique annuelle rigoureuse ;
▪ retirer de la circulation et proposer une prime à la casse pour tout véhicule présentant des défaillances techniques pouvant exposer la vie de son conducteur ou des usagers de la circulation.
b) Mise en place de normes strictes pour les agréments, les assurances, et le contrôle technique :
L’amélioration de la sécurité routière et la réduction du nombre d'accidents de la route vont forcément avec des normes strictes concernant les agréments, les assurances et le contrôle technique des véhicules. Il s’agira dans le cadre de cette réforme d’amener les entreprises de transport à se conformer à des critères rigoureux pour l’obtention des agréments, incluant l’état mécanique des véhicules, l’expérience et la formation des conducteurs, ainsi que les mesures de sécurité liées au contrôle technique, aux normes d’assurance et au renforcement des sanctions en cas de violation.
c) Introduction de la co-responsabilité du chauffeur et du propriétaire en cas d'accident :
Pour corriger le mécanisme inégal qui promeut l’irresponsabilité du transporteur et le place souvent en position de principal bénéficiaire, avec un moyen de production souvent amorti à plusieurs reprises, l’État pourrait tirer des leçons de certains Etats qui introduisent progressivement la notion de co-responsabilité du chauffeur et du propriétaire du véhicule ou la présomption de responsabilité du titulaire du certificat d’immatriculation en cas d'accident. Il est arrivé dans ces pays, que pour certains cas d’accident, que seule la responsabilité du propriétaire soit même retenue lors des jugements. L’adoption de cette co-responsabilité coordonnateur amènera les propriétaires de véhicule de transport à faire attention dans le choix des chauffeurs à qui ils confient leurs véhicules, dans leurs conditions de travail, qui souvent sont sources de surenchère pouvant mettre en danger le chauffeur lui-même ou les usagers des véhicules de transports, mais surtout dans l’état physique et mécanique du véhicule.
En plus de ces mesures, force est de constater qu’il y a lieu de renforcer les moyens et le personnel pour les contrôles techniques et encourager les débats publics et la participation citoyenne pour l'élaboration de nouvelles réglementations.
En sommes, l’ensemble de ces mesures, bien appliquées et contrôlées, devraient contribuer à réduire le nombre d'accidents et à protéger la vie des usagers de la route.
Ismaila NDIAYE
Analyste en Gouvernance,
Ancien coordonnateur du Partenariat Public Privé - P.RE.P.A.S -CCBM Industries (Projet de Renouvellement du Parc Automobile au Sénégal)
ismandiaye777@yahoo.fr