L'opposant Ousmane Sonko dans son véhicule aux vitres brisées, peu avant d'être conduit manu militari chez lui par des policiers, le 16 février 2023 sur la Corniche ouest à Dakar
« Les policiers m’ont mis dans leur fourgon blindé pour qu’on ne me tire pas dessus. (…) Il y avait des milices de Macky Sall armés de grenades lacrymogènes et de fusils que les policiers n’osaient pas interpeller. »
S’ils sont avérés, ces propos attribués à Ousmane Sonko sont d’une extrême gravité et interpellent directement la plus haute autorité de l’Etat et de la République, ainsi que ses collaborateurs en charge de la sécurité publique. Ils aggravent les incertitudes et menaces qui promettent au pays un basculement dans l’anarchie au cours de cette année préélectorale qui a déjà si mal commencé et qui s’annonce très longue.
L’extraction musclée et spectaculaire le 16 février 2023 du président du parti Pastef-Les patriotes de son véhicule par des éléments sécuritaires de la police et/ou de la gendarmerie au retour de son procès ajournée a été considérée comme un acte attentatoire aux libertés des citoyens, notamment celles d’aller et de venir aux quatre coins du territoire national. D’où l’indignation collective, nationale et internationale, qui a accompagné la diffusion virale des scènes violentes contre un opposant politique sans défense et sans gade rapprochée.
Si les policiers dont il est question ont effectivement – et malgré eux - perpétré un acte d’autorité contre Ousmane Sonko pour le sauver « des milices de Macky Sall », il faudrait peut-être d’une certaine manière que les citoyens épris de justice et soucieux d’un exercice pacifique du jeu démocratique au Sénégal leur en rendent grâce. Ces policiers et/gendarmes savaient alors ce que beaucoup ignoraient ! Mais du coup, le vrai débat se situe ailleurs, sauf à vouloir se cantonner dans l’hypocrisie partisane.
Si ces « milices privées » ont menacé la vie d’Ousmane Sonko et suscitent maintenant la crainte des forces de sécurité régaliennes, nous sommes alors plus que jamais en danger dans la République. De fait, les vraies questions à poser émergent de cette nouvelle donne posée sur la table par l’opposant politique numéro 1 à Macky Sall. Et elles sont de taille.
Qui parraine « ces milices privées » avec une couverture politique telle que policiers et gendarmes d’élites n’osent « les interpeller » dans l’espace public ? A quelles autorités obéissent-elles et à quelles autres rendent-elles compte ? Quelles sont leurs missions lorsqu’elles sont déployées sur le parcours d’un opposant en conflit ouvert avec les plus hautes autorités de l’Etat et de la République ? Qui les commande sur le terrain, des civils ou des militaires ? D’où viennent les armes dont elles disposeraient pour accomplir « leurs missions » ?
« Armes venues de Russie ? »
En parlant d’armes, il n’a échappé à personne que la représentation du parti Pastef aux Etats-Unis a dévoilé sur les réseaux sociaux un document faisant état d’une livraison d’armes venues de Russie à l’adresse « Palais Présidentiel de la République du Sénégal » en date de septembre 2022. Depuis quand une présidence d’une République comme le Sénégal serait-elle devenue importatrice d’armes et de munitions, mission régalienne substantiellement dédiée aux institutions militaires ?
Ceci rappelle au passage qu’une ligne rouge avait déjà été franchie. Le scandale de l’achat d’armes à hauteur de 45 milliards de francs CFA par les ministères de l’Environnement et des Finances, révélé par les investigations journalistiques de OCCRP en octobre 2022, n’a toujours pas été explicité par le gouvernement sénégalais. Son porte-parole, le ministre du Commerce Abdou Karim Fofana, n’a jusqu’ici pas présenté le décret brandi pour justifier l’acquisition d’une quantité d’armes et de munitions aussi importante par une institution autre que l’armée et la gendarmerie.
Affaire déjà classée !
Lors des événements meurtriers de mars 2021 (restés jusqu’ici sans enquête officielle en dépit de l’engagement du président Macky Sall à faire la lumière sur les circonstances de la mort d’une quinzaine de personnes dont 10 par balles selon le Département d’Etat des Etats-Unis), le rôle des « milices » et des « nervis » avait été fortement évoqué dans la répression des manifestants. Mais le ministre de l’Intérieur Antoine Félix Diome avait subrepticement botté en touche, les assimilant à des membres des forces de défense et de sécurité habillés en civil. Des civils un peu trop particuliers ?
Le « sauvetage » d’Ousmane Sonko contre son propre gré par des policiers et gendarmes des griffes de « milices et nervis » exige donc une clarification publique de la part des autorités en charge de la sécurité des Sénégalais. Cette affaire nécessite une enquête sérieuse et indépendante pour laquelle l’Etat du Sénégal semble si peu qualifié. Une équipe multipartite et crédible dotée de tous les moyens possibles ferait peut-être l’affaire, mais cette projection ressemble déjà à un rêve impossible. Toutefois, l’Assemblée nationale où le rapport de force politique est moins déséquilibré entre pouvoir et opposition depuis les législatives de juillet 2022 devrait s’emparer du sujet et faire au moins ce qu’elle peut !
En tout état de cause, nous assistons à un glissement vers des pratiques gravissimes dans notre pays. Un camp politique au pouvoir, sous couvert de la présidence de la République, est accusé de s'approvisionner en armes et munitions en toute impunité, sans qu'il démente de telles allégations! L'alerte est sonnée, s'il n'est déjà trop tard pour sauver ce qui peut encore l'être de notre "modèle politique".