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ARTISTES ET ECRIVAINS ENGAGES Sembène Ousmane, un chef de file presque parfait

Lundi 6 Juin 2016

Les écrivains sénégalais engagés à travers leurs œuvres contre toutes formes d’oppression et d’inégalités avant et post-indépendance sont légion. Poètes, romanciers, cinéastes, ils ont marqué leurs époques et leurs générations à travers des parcours différenciés, notamment dans la forme de résistance adoptée. L’un des plus illustres d’entre eux, Sembène Ousmane, ferait un presque parfait chef de file…


Comment parler des écrivains engagés en Afrique en dehors de Sembène Ousmane ? L’homme à la pipe éternelle, disparu un mois de juin 2007, est une icône fondamentale d’une forme intelligente de résistance africaine à la colonisation française. Son œuvre littéraire et cinématographique, mais également sa posture de refus face au paternalisme et à l’instinct de supériorité d’une certaine France, témoignent en effet d’un parcours parsemé d’engagements politiques et sociaux.
On raconte – et c’est sans doute vrai – que Sembène Ousmane osa un jour gifler le directeur de son école parce que ce dernier voulait lui apprendre la langue corse. Il n’avait pas encore quinze ans ! Rebelle aux mille métiers de survie, balloté aux quatre coins du continent et en Europe par une administration coloniale méfiante à son égard, il eut, comme un chat, mille vies cohérentes entre elles : autodidacte, militaire, militant du Parti communiste français (PCF) et de sa branche syndicale radicale, la Confédération générale des travailleurs (CGT). Il prolongea cette fibre de gauche au Sénégal avec le Parti de l’indépendance et du travail (PIT).
 
Syndicaliste volcanique
Cet engagement, Sembène Ousmane le matérialisa 1947 en prenant une part active au premier mouvement des cheminots en Afrique. De cette expérience, naquit un de ses romans fétiches, «Les bouts de bois de Dieu», en 1960. Syndicaliste volcanique, Sembène y raconte la grève sur le fameux Dakar-Niger, la ligne de chemin de fer assurant la liaison entre Dakar et Bamako. Entre revendications pour des droits égaux entre cheminots africains et français, et reconnaissance en pratique d’une dignité égale entre tous les travailleurs, ce roman est une satire contre les discriminations béantes que le pouvoir colonial avait érigées en dogmes de gestion. A peu près dans le même registre, mais quatre ans auparavant, Sembène Ousmane tira de son expérience de docker son premier roman, «Le docker noir», une fiction d’autant plus réaliste qu’elle est racontée de l’intérieur.
Homme d’action davantage qu’un simple orateur politicien, le natif de Ziguinchor est considéré comme un «porte-drapeau» de l’émancipation des peuples africains. Son œuvre littéraire n’apparaît pas seulement comme une riposte intelligente à la violence politique coloniale en Afrique francophone. Elle est aussi, comme dans «Ô pays, mon beau peuple», une dénonciation de pesanteurs sociales qui ringardisent un univers africain qui dispose pourtant de tant d’atouts pour être le cœur battant du monde.
Mais Sembène Ousmane est un intellectuel réaliste, soucieux de constater par lui-même que son message arrive bien à destination. A des époques où l’analphabétisme est une tare partagée dans les sociétés africaines, alors que lui est en quête d’audiences sociales de plus en plus larges et conscientes, écrire ne suffisait plus. Ecrire était devenu un chemin étroit par lequel il ne lui était plus très possible d’exprimer le fait colonial et les difformités de sa société. Le cinéma finit par devenir pour lui «le cours du soir du public africain».
 
Ecrivain et cinéaste radical
C’est donc par la magie du 7e art qu’il donna à son œuvre artistique la dimension gigantesque et militante laissée plus tard à la postérité. Après que ses amitiés gauchistes lui ouvrirent les portes de la formation cinématographique à Moscou, Sembène Ousmane ne perdit pas de temps. Son baptême de feu est un court-métrage intitulé «Borom Saret» (en langue wolof, le charretier) dans lequel l’ordre colonial est mis en scène dans toute sa rigueur, avec ses conséquences sur le vécu quotidien des populations. Loin d’être un anti-français épidermique, il traque la poutre dans ses propres yeux en dénonçant dans «Xala» les turpitudes d’une élite autochtone qui reproduit les errements du colon. Dans «Le mandat», c’est la culture de la paperasserie administrative héritée de la France autant que l’émergence de petits escrocs impitoyables qui sont mises en scène de manière prémonitoire.
Au Sénégal, le constat est que de grandes figures ont été, d’une manière ou d’une autre, en conflit avec le président Léopold Sedar Senghor. Ainsi de Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia, etc. Pour Sembène Ousmane, il était presque écrit que son tour viendrait. Et il arriva en 1979 avec «Ceddo» où le cinéaste peint une rébellion de guerriers traditionnels et animistes du 17e siècle opposés à la «domination» d’un islam conquérant. Mais Senghor, sentinelle intransigeante de la «pureté» de la langue française, interdit le film sous prétexte que «Ceddo» doit s’écrire «Cedo», tout en sachant que Sembène n’accepterait jamais la modification. Ça, c’était la raison officielle car, officieusement, ce serait plutôt la pression des chefs religieux locaux qui ait déterminé l’interdiction du film.
Dans ce qui pourrait être assimilé à une vengeance – mais ce n’en est pas véritablement une pour qui connait le cinéaste – Sembène imagina «Le dernier de l’Empire» comme une fiction politique dans laquelle le président de la république en exercice, Léon Mignane (Senghor ?) – organisa un coup d’Etat contre son propre pouvoir, pour mieux faire accuser un rival dangereux, Ahmet Ndour (Mamadou Dia ?).
 
Indésirable au Festival de Cannes
La censure française frappa également «Camp de Thiaroye», prix spécial de la Mostra de Venise en 1988, après avoir été banni du Festival de Cannes. C’est que la France officielle, jusqu’au milieu des années 1990, ne voulait pas revoir sur écran le rendu des massacres perpétrés en 1944 par ses armées contre ces «soldats» célèbres dans le monde sous l’appellation de «tirailleurs sénégalais». Ceux-ci ne réclamaient rien d’autre pourtant que la reconnaissance de leur contribution essentielle à la défaite de l’Allemagne nazie, au moins sur le territoire français.
Inapaisable contre les injustices infligées aux Africains, Sembène remua encore le couteau dans la plaie avec «Guelwaar». Dans ce long métrage sorti en 1992, il met cote à cote plusieurs problématiques d’ordre politique et social : l’aide internationale et la récession économique qu’elle induirait, les rapports entre musulmans et catholiques, la liberté, l’émancipation féminine, etc.
En vrai chef de file de sa génération, Sembène Ousmane incarna un idéal politique libérateur né de sa rencontre avec le marxisme et qui alimentera son immense production romanesque et cinématographique. Le destin ne lui permit pas de parachever le film-hommage qui devait être le couronnement de sa carrière, «Samory». Mais il emporta avec lui l’insigne de la Légion d’honneur d’une France qu’il combattit loyalement, à visage découvert, avec des armes conventionnelles, laissant à la jeune génération un très lourd héritage…
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