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Jacques Delors, l'Européen, l'iconoclaste et le rendez-vous manqué de l'Elysée

Mercredi 27 Décembre 2023

Inclassable et iconoclaste, Jacques Delors, mort mercredi à l'âge de 98 ans, s'est souvent situé à contre-courant dans la vie politique française et restera avant tout l'homme de la construction européenne à laquelle il était profondément attaché.

 

Sa carrière avait marqué le pas lorsqu'il avait quitté la présidence de la Commission européenne, en janvier 1995. Un mois plus tôt, ce père du marché unique et de l'euro avait douché les espoirs de la gauche en refusant de se présenter à l'élection présidentielle, malgré des sondages flatteurs, convaincu qu'il ne disposerait pas d'une majorité pour mener les réformes qu'il jugeait indispensables.

 

"Je n'ai jamais organisé ma vie en fonction d'une carrière à réaliser", affirmait dans ses Mémoires le père de Martine Aubry, qui refusait de porter la rosette de la légion d'honneur au revers de ses vestes.

 

Du gaullisme social avec Chaban-Delmas à l'union de la gauche, puis au social-réalisme aux côtés de François Mitterrand, Jacques Delors a en fait tracé les contours d'une deuxième, voire troisième gauche française.

 

Difficile pourtant d'imaginer personnalités plus dissemblables, entre le syndicaliste pétri de catholicisme social et l'homme de Jarnac élu à l'Elysée en 1981, qui l'appela d'abord pour être son ministre de l'Economie (jusqu'en 1984), mandat pendant lequel il imposa le "tournant de la rigueur" et défendit - avec succès - le maintien de la France dans le système monétaire européen, prélude à l'euro.

 

A la tête des finances publiques, il parvient à redresser les comptes de l'Etat et, grâce à un plan de rigueur inédit, évite à la France de plonger dans l'inflation. Delors impose également un style, éloigné du registre lyrique qui s'impose alors encore à gauche, assumant au contraire un austère "langage de vérité".

 

Pressenti pour devenir Premier ministre en 1984, il conditionne son entrée à Matignon au maintien de ses attributions de ministre de l'Economie. Un caprice, juge François Mitterrand, qui lui préfère finalement Laurent Fabius. "Il restera pour son rôle à la tête de la Commission européenne, mais en politique: zéro", avait lâché quelques années plus tard le président socialiste.

 

- Erasmus -

 

Car c'est à Bruxelles que Jacques Delors acquiert une stature historique.

Nommé en 1985 président de la Commission européenne avec l'adoubement de Mitterrand et du chancelier allemand Kohl, ce boulimique de travail, qui avait déjà été eurodéputé entre 1979 et 1981, est reconnu comme l'homme providentiel: son action et sa vision du continent comme une "fédération d'Etats-nations" lui valent d'être comparé aux pères fondateurs de l'Europe d'après-guerre.

 

En 2015, il avait été fait "Citoyen d'honneur de l'Europe", distinction dont seuls Jean Monnet et Helmut Kohl furent également honorés.

 

Sous sa présidence, avec l'impulsion du tandem franco-allemand, l'homme qui rassurait les marchés lance le chantier de l'Union économique et monétaire qui aboutira à la création de la monnaie unique. Passionné par les questions d'éducation, il conçoit le programme Erasmus.

 

Son caractère rugueux mais habile lui apporte le respect de tous les dirigeants, y compris les Britanniques Margaret Thatcher et John Major, avec qui les rapports étaient pourtant exécrables, Jacques Delors incarnant à leurs yeux la "bureaucratie" bruxelloise empiétant sur la souveraineté nationale.

 

Au dernier jour de son mandat, en janvier 1995, il assiste au Parlement européen de Strasbourg au discours testamentaire donné par François Mitterrand.

 

Jacques Delors avait-il jamais songé succéder au président socialiste? A l'automne 1994, les sondages l'avaient fait à sa place, le donnant vainqueur de la bataille élyséenne qui doit se tenir le printemps suivant. Son spectaculaire renoncement en direct à la télévision devant quelque 13 millions de téléspectateurs marque la fin de ses responsabilités politiques de premier plan, cinquante ans après ses premiers engagements.

 

- "idéaliste-pragmatique" -

 

Né à Paris le 20 juillet 1925 dans un milieu simple - son père, mutilé de la guerre de 1914 à 90%, est encaisseur à la Banque de France - et catholique, Jacques Delors était passé du patronage de paroisse à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), à laquelle il reste lié toute sa vie.

 

Après la Libération de Paris, ce passionné de jazz et de films rêve de journalisme et de cinéma. Mais l'obéissance paternelle le pousse vers la Banque de France, qu'il intègre muni d'une simple licence en sciences économiques.

 

Très vite, il adhère à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) puis participe à la déconfessionnalisation du syndicat, qui donne naissance à la CFDT.

 

Admirateur de Pierre Mendès France, il avait attendu 1974 et l'âge de 49 ans pour s'encarter au PS avec l'espoir d'"être utile". 

 

Deux ans plus tôt, il était encore conseiller du Premier ministre gaulliste Jacques Chaban-Delmas, chantre d'une "nouvelle société", après avoir été chef de service au Commissariat général au Plan dans les années 60, à l'époque remarqué par ses écrits dans des revues économiques et son activisme syndical.

 

"Je n'ai jamais cru au +grand soir+ de la Révolution", répétait celui qui a toujours été mal à l'aise dans le jeu politique mais qui se revendiquait "idéaliste-pragmatique".

 

L'homme à l'allure modeste et aux yeux bleus tombants, marié en 1948 avec une collègue qui partage ses convictions syndicales et religieuses, Marie Lephaille, décédée en 2020, incarne ainsi dès les années 70 la "deuxième gauche".

 

"Le constat des injustices et ma foi chrétienne m'ont amené à militer", expliquait-il, en soulignant pour autant qu'il ne "portait pas son catholicisme en bandoulière".

 

- Soutien apporté à sa fille -

 

A partir du mitan des années 90, c'est en - presque - simple militant que Jacques Delors avait poursuivi ses combats.

 

Avec ses centres de réflexion, "Club témoin" ou "Notre Europe", il plaide jusqu'au bout pour un renforcement du fédéralisme européen et appelle à davantage d'"audace" à l'heure du Brexit et des attaques de "populistes de tout acabit". "Le manque de solidarité fait courir un danger mortel à l'Union européenne", avait-il averti en pleine pandémie de Covid.

 

Ce fervent supporter du club de foot de Lille, le Losc, grand connaisseur de cyclisme, à la fois timide et fier, très pudique, avait su préserver sa vie privée endeuillée en 1982 par le décès de son fils, Jean-Paul.

 

Il avait apporté son soutien à sa fille Martine Aubry lors de la primaire du PS en vue de la présidentielle de 2012, alors que son influence était aussi revendiquée par le vainqueur de la compétition, François Hollande. "Elle a quelque chose de plus que moi, avait-il confié magnanime. Sa générosité est sans limite". [AFP]

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