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Quand l’analphabétisme s’invite au processus électoral

Mercredi 26 Juillet 2017

« Si vous pensez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance ! »[[1]]url:#_ftn1
Le processus électoral  en vue des élections  législatives de 2017 entre dans ses ultimes phases.Le nombre de listes jugé excessif par beaucoup d’acteurs, les problèmes organisationnels qui en découlent le jour du  scrutin et les coûts exorbitants  qu’engendre cette situation sont au cœur des débats. De même, la communication des différents protagonistes avec l’utilisation des langues nationales surtout en  wolof, est  un fait dominant.
 
Les  noms choisis, les slogans transcrits et les différentes pratiques traduisent une forte volonté de développer une communication de proximité. Il importe aussi de noter que plusieurs  les carences de la politique d’alphabétisation, d’éducation sont mises à jour.
 
De même le contexte actuel permet de déceler   énormément de choses sur l’Etat de la démocratie,le niveau de prétention des acteurs en quête de suffrage et les stratégies éducatives à court terme qui plombent  toute véritable politique de développement endogène.
 
Le rejet du bulletin unique comme expression d’un aveu d’échec
Déjà, lors des élections locales dernières, l’édition des bulletins de vote avait fortement pesé sur le budget des élections et il en sera ainsi tant que le refus du bulletin unique ne sera  pas levé. Il reste  évident que  plusieurs  raisons expliquent  cette option mais la principale demeure  le niveau très élevé  d’analphabétisme au Sénégal.
 
En fait, tous les régimes qui se sont succédé ont refusé systématiquement, d’une manière ou d’une autre, l’instauration du bulletin unique : le  PS avec  Abdou Diouf, le PDS avec Abdoulaye Wade et l’APR avec Macky Sall. En réalité les acteurs politiques dominants, au cours de l’exercice du pouvoir, ont eu conscience que les électeurs, dans leur grande majorité, ne sont pas alphabétisés donc sont incompétents de faire des choix à partir d’un bulletin unique car ne sachant ni  lire ni écrire.
 
Cette conscience est si forte que la pratique commune  des acteurs politiques est de brandir le spécimen de leur  bulletin de vote, d’évoquer la  couleur et les symboles qui  y figurent. Des efforts inouïs sont développés pour que chaque électeur dispose de ce document avant le jour des  élections.
 
Il faut souligner qu’au-delà de l’incompétence à lire un texte écrit, se posent aussi différentes autres formes «d’analphabétisme» comme celle de l’image. Ce dernier aspect est le terrain privilégié de la manipulation surtout dans cette période de campagne électorale, mais notre propos d’aujourd’hui n’est pas centré sur cette question.
 
Cette pratique commune pourrait être classée dans le registre du pragmatisme argumentent certains d’entre eux  mais  l’infantilisation des électeurs en est la  signification profonde.Cette posture est bien la principale de la plupart des acteurs politiques dans leur rapport  avec les électeurs et d’une manière générale dans leur rapport aux masses laborieuses.
 
Que penseraient ces acteurs politiques, c’est-à-dire tous ceux qui sont en quête du pouvoir politique, si une personne  se présente à eux munie d’un bulletin de vote en leur tenant ces propos «  voici mon bulletin de vote,il est de cette couleur avec comme image  etc » ?C’est bien de se mettre à la place des autres pour bien saisir les biais qu’il est possible d’introduire dans nos relations aux autres.
 
Le pari des dirigeants politiques dominants sur l’ignorance ou quand l’analphabétisme rattrape la démocratie.
 
Le rapport  sur le recensement général de la population  de 2013 est riche en informations sur  la situation de l’alphabétisation. Il nous révèle l’état d’incurie danslequel se trouve le Sénégal. La présentation de certains aspects va illustrer notre propos.
 
 Parmi les  personnes  estimées à 9 327 688 individus âgées de 10 ans et plus ayant répondu aux questions sur l’alphabétisation  5.089313  sont analphabètes, c’est-à-dire  qui « ne savent ni lire ou écrire dans aucune langue, y compris les langues nationales[[2]]url:#_ftn2  ». Le taux d’analphabétisme est estimé à 54,6%.
 
Il est important de souligner  les disparités liées  au sexe avec 62,3% de femmes contre 46,3 % pour les hommes.Il en est de même au plan régional. En effet le taux d’alphabétisation en langue nationale des hommes fait le double voire plus que celui des femmes dans la plupart des régions, à l’exception de celle de Fatick.
 
Par ailleurs, Au sein de la  population alphabétisée[[3]]url:#_ftn3 45,4%on dénombre les alphabétisés en langues nationales et en arabe avec un taux 12,7% seulement.Autrement dit, le taux d’analphabétisme en langues nationales et arabe  est  de 87%. Les disparités régionales sont aussi très marquées avec 93,9% à Kédougou et 92,6% à Tambacounnda.
 
En ce qui concerne l’alphabétisation en français pour les populations âgées de  10 ans  et plus,  le taux de la population alphabétisée est de 37,2%. Kaffrine (14,8%), Diourbel (17,2%), Tambacounda (21,3%), Louga (22,7%) sont les régions les plus touchées.
 
L’enseignement  principal qu’il est possible de tirer de ce  sombre tableau est la conscience claire que l’instauration d’un bulletin unique dans les différentes élections (présidentielles, législatives  et locales) sera chaque fois remise aux calendes grecques. L’argument implicite reste l’ampleur de l’analphabétisme, c’est-à-dire l’incompétence de la grande majorité des électeurs  sénégalais à lire  le nom des candidats ou des listes en compétition et à exprimer un choix par écrit.
 
En fait, ce tableau montre bien que  l’instauration d’un bulletin unique poserait énormément de problèmes aux électeurs mais le maintien des bulletins multiples est une vraie opération de  gâchis des ressources  financières pour ne pas dire une hérésie au plan économique. Déjà, les élections locales avaient suffisamment montré l’ampleur des dépenses relatives à l’édition des bulletins  et celles relatives aux législatives vont encore la confirmer. Et au rythme de l’agenda des élections à venir (présidentielle et locales), les calculettes vont exploser.
 
C’est pourquoi, il n’est pas juste de continuer dans cette voie de folles dépenses d’autant plus qu’il est possible de trouver une alternative. Certains diront que la démocratie n’a pas de prix mais l’Etat doit-il mettre de côté l’efficience et l’efficacité s‘il s’inscrit dans un minimum de rationalité ?
 
Encore trois élections et l’Etat couvrira  totalement le budget nécessaire pour mener une grande offensive pour alphabétiser la population sénégalaise au bout de trois ans. Pourtant l’alphabétisation reçoit du budget de l’Education une part extrêmement faible pour ne pas dire négligeable. Cette situation peut être comprise comme un choix «d’investir dans l’ignorance».
 
En effet, le fait d’avoir opté pour l’analphabétisme de la grande majoritéde la population a pour conséquence d’amplifier d’une manière exponentielle les dépenses électorales. L’interpellation faite par Abraham Lincoln, «si vous pensez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance !», prend tout son sens et illustre bien l’itinéraire des différents régimes qui ont dirigé le Sénégal dans leur rapport à l’alphabétisation.
 
L’alphabétisation  est un droit et elle est  aussi «un facteur de plein épanouissement du potentiel de l’individu, d’apprentissage pour la croissance et le changement, de communication intra – et interculturelle et de participation à la vie sociale et économique[[4]]url:#_ftn4 .» Cela permet de remettre  au gout du jour les prétentions sénégalaises sur  la démocratie. La démocratie sans alphabétisation de la population relève pour  l’essentiel de la pure  démagogie.
 
La transcription correcte  des langues nationales et la pratique d’acteurs politiques
L’utilisation massive des langues nationales est une caractéristique de la campagne électorale  dans les stratégies de communication. C’est d’abord le nom des coalitions, des structures qui vont à la conquête des suffrages et ensuite les slogans de propagande  qui  fleurissent. Pourtant,  malgré la dispersion et la diversité des protagonistes, la pratique commune la plus partagée  reste la mauvaise transcription des langues nationales. Peut-être que la plupart des responsables des listes font  partie des 87% d’analphabètes dans nos langues nationales.
 
A titre illustratif,  les slogans « liguéey nguir Sénégal », «  Soldariaskanwi », les appellations « Mbollo WADE », « ettou Senegal »,  « Wattu SENEGAL », « baatu et battu», témoignent de  l’ampleur du cafouillage. En effet plusieurs noms de coalitions et autres structures en compétition et les slogans sont écrits sans aucun respect des règles de transcription du décret 2005-992 relatif à l’orthographe et la séparation de mots  en wolof signé par le président de la république Abdoulaye Wade et son premier Ministre d’alors, M. Macky Sall.
 
Cette pratique crée une grande confusion pour les populations alphabétisées en langues nationales. Elles ont des difficultés  à  exercer leurs compétences en lecture suite à cette grande désinvolture dans les  transcriptions. Les enfants qui ont appris à lire en français sont aussi désorientés car devant lire des messages  et même des mots patchwork, c’est-à-dire un mélange dans la transcription de français et de wolof.
 
Chaque porteur de  liste, en train de transgresser le décret sur la transcription des langues nationales, ne ferait-elle pas rapidement amende honorable en retirant rapidement ses affiches si elles étaient truffées de fautes  en français ? L’ampleur de cette légèreté aurait marqué durablement la campagne électorale. Pourquoi devrions-nous faire la fine bouche  si cela concerne nos langues nationales ?
 
D’ailleurs, une pétition avait  été initiée par la PAALAE[[5]]url:#_ftn5 pour le respect de la transcription des langues nationales. Cette décision a été prise suite à la lecture de messages  en langue nationale wolof inscrits  à l’aéroport  de Dakar Yoff et  à l’hôtel  King Fadh. Ces messages devant  souhaiter  bienvenue aux étrangers  se traduisent, suite à une mauvaise transcription, par des insultes. Il fallait écrire  dalal jàmm (Bienvenue  à ceux et celles qui arrivent chez nous)  au lieu de  dalal jaam ou diam (Bienvenue  aux esclaves).
 
On peut bien se demander quelle crédibilité est-il possible d’accorder à des acteurs  qui souhaitent aller à l’Assemblée Nationale  et qui, dans la quête des suffrages, transgressent  les règles édictées par la République, celles relatives à la transcription des langues nationales.
Ces constats traduisent en réalité l’état de l’alphabétisation mais ne justifient aucunement  les pratiques désinvoltes de la plupart des acteurs, Leur rapport  à la  culture nationale, à l’identité nationale se pose véritablement. Cette pratique est aussi très courante dans le secteur des médias et des opérateurs téléphoniques. La nécessité de rompre  avec ces pratiques  est devenue  incontournable.
 
Il importe une fois de plus de comprendre que l’Etat du Sénégal a tout intérêt à résorber les gaps importants dans le domainede l’alphabétisation. Le pari  du capital humain ne peut être gagné si le Sénégal se maintient dans sa lancée actuelle. «L’émergence»  sera aussi un vain mot.
 
La PAALAE propose «le développement d’une initiative de grande envergure et accélérée suffisamment innovante afin d’arriver à un taux résiduel d’analphabétisme au bout de trois ans  au Sénégal[[i]]url:#_edn1 ». Cet objectif est à la  portée du Sénégal si les plus hautes autorités en ont l’ambition et si nous osons rompre avec le train-train actuel des politiques et projets d’alphabétisation en cours.
 
La mise en place d’une grande coalition pour l’alphabétisme, motrice de l’engagement  de toutes  les familles d’acteurs en serait le socle stratégique. Les élèves, étudiants, enseignants, parents d’élèves, retraités, mouvements de jeunesse, mouvements de femmes, les universités, les militaires, les collectivités locales et des  agents de l’Etat seraient les  parties prenantes de cette grande coalition.
 
Il s’agit seulement de comprendre que nous devons cesser de continuer à essayer l’ignorance  car ses effets sont désastreux à tout point de vue et sur tous les plans. En réalité, chaque jour  qui passe charrie des drames qui ont un lit commun, le faible niveau d’éducation de la population.
 
En conclusion, je réitère la synthèse d’une contribution commune[[6]]url:#_ftn6
« L’alphabétisation aboutie, c’est la sécurité, le progrès scientifique et technique, le développement économique et social, la démocratie politique, l’épanouissement culturel des individus et des communautés et plus d’autonomie. Elle permet une bonne régulation entre la personne et son environnement,  c’est le développement communautaire, c’est donc la solidarité, la culture de la paix  durable, une société durable ».
C’est aussi un  formidable moyen de faire de grandes économies sur les ressources publiques notamment sur les dépenses électorales si on accepte vraiment d’investir dans l’alphabétisation et non dans l’ignorance.
Charles Owens Ndiaye
Expert en ingénierie  de développement local
Membre de la PAALAE et du Groupe thématique éducation formation communication du  Forum social Sénégal
 
 
[[1]]url:#_ftnref1 Abraham Lincoln
[[2]]url:#_ftnref2 Base de travail des services statistiques dans le cadre du recensement Général
Depuis 2003, l’UNESCO réapprécié  sa définition « L’alphabétisme est la capacité d’identifier,de comprendre, d’interpréter, de créer, de communiquer et de calculer en utilisant du matériel imprime et écrit associe a des contextes variables ».
[[4]]url:#_ftnref4 2003, l’UNESCO a organisé une réunion d’experts lors de laquelle la définitionopérationnelle suivante a étéproposée :« L’alphabétisme est la capacité d’identifier, de comprendre, d’interpréter, de créer, de communiquer et de calculer en utilisant du matériel imprime et écrit associe a des contextes variables ».
[[5]]url:#_ftnref5 Association Panafricaine pour l’Alphabétisation et l’Education des Adultes
[[6]]url:#_ftnref6 Article publié dans le Soleilintitulé« ALPHABETISATION ET SOCIETES DURABLES :
De la résorption accélérée des gaps dans domaine de l’alphabétisation comme enjeu  d’une société durable »
 
 
 
 
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