Par Ndiaga GUEYE
Carte électorale d’au moins 701 bureaux de vote fictifs, 1837 non localisables et 2102 abris provisoires: Au moins 2 262 462 électeurs impactés. 3550 bureaux de vote de moins de 300 électeurs dont 364 de moins de 100.
La carte électorale n’a pas donc été publiée par le Ministre chargé des élections conformément aux dispositions de l’article L.66 qui dispose: «La liste des bureaux de vote sur l’ensemble du territoire national est définitivement arrêtée et publiée trente jours avant le scrutin par le Ministre chargé des élections sous la supervision et le contrôle de la C.E.N.A. Elle ne peut faire l’objet d’aucune modification. »
Le Ministre chargé des élections annonce plutôt une consultation par les plénipotentiaires désignés des candidats au niveau des préfectures. Et de fait la carte électorale n’est visible ni sur le site web de la DGE, ni celui de la CENA. Une partie de la presse publie aussi des informations selon lesquelles elle n’est pas encore disponible.
Il est donc à conclure que la carte électorale pour l’élection présidentielle de 2024 n’a pas été publiée. Une violation de la loi électorale mais aussi un manque de transparence qui suscitent légitimement des interrogations sur un document dont le contenu a un impact capital sur l’issue de l’élection présidentielle du 25 février 2024.
La carte électorale peut favoriser l’expression d’un résultat sur un autre en façonnant le nombre d’électeurs, les lieux de vote (LV), les bureaux de vote (BV) et leurs périmètres. Elle est le produit ou le résultat de la méthode employée et de la main qui coupe. Elle peut altérer le résultat d’une élection, sous l’effet de l’action de celui qui le réalise. Son processus d’élaboration, qui est le découpage ou redécoupage électoral, est souvent marqué par la tentation de l’exploiter à des fins partisanes. En effet, il peut camoufler une volonté politique partisane derrière sa réalisation.
La carte électorale est ainsi une arme électorale tributaire de la manière dont le découpage ou redécoupage électoral est encadré et mis en œuvre, soit pour organiser une élection honnête, soit pour organiser des fraudes électorales. La question de la crédibilité de ce processus, en particulier par rapport à son aspect partisan, se pose :
«En tant que découpeur de carte électorale, je peux avoir plus d’impact sur une élection que la campagne électorale… plus d’impact qu’un candidat. Quand, en tant que découpeur de carte électorale, j’ai plus d’impact sur une élection que les électeurs… le système est détraqué. » David Winston, consultant politique américain.
Cette citation fait apparaître que la construction de la carte électorale doit être pensée comme un enjeu crucial pour le processus électoral de toute véritable démocratie. Aussi, étudier le processus du découpage ou redécoupage électoral est indispensable car il consiste à comprendre comment la carte électorale est réalisée. Il s’agit de rechercher concrètement les éventuelles manipulations, leurs potentialités et leurs conséquences sur des résultats qui impactent la légitimité de l’élu ou des élus, donc sur la démocratie. Qu’en est-il du Sénégal?
Afin de répondre à cette question nous avons choisi d’étudier la carte électorale de l’élection présidentielle de 2019. Les résultats de ce scrutin de 2019 suscitent des interrogations, aussi, toutes les étapes de son processus électoral doivent faire l’objet d’une investigation approfondie.
Un processus électoral est un mécanisme politique sujets aux manipulations pour accéder au pouvoir politique ou le conserver. Son élaboration autant que sa modification par des reformes électorales décidées par des acteurs politiques ne sont jamais neutres. Aussi, toutes les étapes d’un processus électorale sont capitales car elles peuvent être sujet à des tripatouillages. En ce sens, les opérations de création ou de modification de la carte électorale peuvent être aussi le moment de prédilection pour engager des manœuvres politiciennes souterraines. La carte électorale serait ainsi réalisée uniquement en fonction de l’anticipation de résultats électoraux futurs, modélisés à partir de projections issues d’élections passées. Le bilan de l’action du découpeur de la carte électorale se mesure donc en termes de gain ou de perte de suffrages pour une élection présidentielle ou de sièges pour une élection législative.
L’objectif d’être élu ou réélu constitue le fondement majeur de l’action politique dans le redécoupage de la carte électorale. En suivant cette logique, la rationalité électorale s’exprime donc en fonction de l’optimisation de son intérêt politique partisan dans la détermination du nombre de lieux de vote (LV) et de bureaux de vote (BV), leur périmètre et localisation dans une élection présidentielle à circonscription unique ou de multiples circonscriptions dans une élection législative. Les effets de distorsion sur la carte électorale sont donc évidents. Pratiques frauduleuses, scandale électoral et atteintes à la démocratie. Qu’en est-il du Sénégal?
L’élection est organisée au Sénégal par l’administration, notamment, le Ministre chargé des élections, qui est aussi Ministre de l’intérieur, elle est contrôlée par la Commission Electorale Nationale Autonome (CENA), et les résultats sont proclamés par la justice.
Le Ministre chargé des élections a ainsi la haute main sur le redécoupage électoral en vue d’établir une nouvelle carte électorale pour chaque élection. Le Ministre, qui a organisé l’élection présidentielle de 2019 est membre de la coalition politique au pouvoir dont le président était candidat à sa réélection. Il n’était pas apolitique, donc, ni neutre, ni impartial.
Au regard de ce qui précède, il est à se demander si la carte électorale de l’élection présidentielle de 2019 n’a pas fait l’objet d’un « gerrymandering » ou « charcutage électoral » de la part du Ministre chargé des élections afin de faire gagner son candidat, Macky Sall, au 1er tour.
Afin d’explorer cette problématique, il sera d’abord examiné le cadre légal du redécoupage électoral, sa réalisation pour produire une nouvelle carte électorale, et ensuite, il sera sondé ses effets sur le déroulement du vote de l’élection présidentielle de 2019.
L’objectif de cette recherche est d’une part découvrir les éventuelles manipulations de la carte électorale de l’élection présidentielle de 2019, mais aussi, évaluer ses conséquences sur le résultat final, et d’autre part, susciter un intérêt des citoyens sur cet enjeu crucial sur l’issue d’une élection pour qu’ils s’en emparent et se mobilisent pour contrôler la cohérence et l’objectivité de la carte électorale de la présidentielle de 2024, afin d’éviter son « gerrymandering ».
Il est à noter que la carte électorale de l’élection présidentielle de 2024 doit être publiée, le 25 janvier 2024 au plus tard, conformément aux dispositions de l’Article L.66 du code électoral.
Le découpage ou redécoupage électoral
La modification de la carte électorale est effectuée après les opérations d’inscription, de révision et de publication des listes électorales. Elle est réalisée par le redécoupage électoral qui se fait après le découpage électoral.
Le découpage électoral peut, dans une première définition être pense comme les deux phases successives de la réalisation de la carte électorale par la répartition des sièges entre les circonscriptions et leur délimitation ou la fixation du nombre de lieux de vote (LV), de bureaux de vote (BV), leur périmètre et leur localisation au sein desquelles se déroulent les élections. Le résultat est la création de la carte électorale.
Dans une deuxième définition, le découpage électoral peut aussi être considéré en fonction de son objectif, comme le processus par lequel la carte électorale est mise à jour pour égaliser la population entre les circonscriptions ou à assurer un meilleur équilibre d’inscrits par BV dans les communes et une meilleure cohérence géographique. On parle alors plus précisément de redécoupage électoral.
Théoriquement, le redécoupage électoral des communes est indexée, non pas sur le corps électoral, mais sur l’électorat, c’est-à-dire sur l’évolution positive ou négative du nombre d’inscrits sur les listes électorales de chaque commune. Il est effectué après chaque révision des listes électorales afin de rééquilibrer le nombre des inscrits dans les BV et leur répartition dans le territoire communal. Il s’agit de déterminer un nouveau nombre de LV, de BV par commune, leur localisation et leur périmètre et enfin leur affection à des électeurs. Il faut ainsi rattacher des adresses électorales à un nombre BV localisables.
Ce redécoupage peut entraîner un changement de bureau de vote ou de lieu de vote pour des électeurs. Ce qui implique l’impression de nouvelles cartes d’électeurs à distribuer. Les électeurs sont ainsi appelés à voter dans les nouveaux BV qui leur sont désignés. Le produit de ce redécoupage est l’établissement d’une nouvelle carte électorale communale et in fine d’une nouvelle carte électorale nationale qui a des conséquences directes sur les résultats d’une élection.
Le « Gerrymandering » ou « Charcutage électoral »
Le découpage ou redécoupage électoral est autant une science, par les connaissances mobilisées, la technique utilisée, les règles à respecter et les motivations objectives des choix opérés, que d’un art, dont la pratique ressort de considérations parfois politiques et subjectives. Aussi, il est difficile d’avoir un bon découpage ou redécoupage électoral, réalisé suivant un procédé scientifique transparent et inclusif. Ainsi, la réalisation d’une carte électorale parfaite, qui obtient l’assentiment des parties prenantes est contraignante. Toutefois, Il existe des découpages ou redécoupage électoraux réalisés à dessein dans l'opacité et sans cadre légal contraignant, selon des critères non objectifs et qui contreviennent aux principes d’éthiques et règles objectives à respecter, produisant une carte électorale biaisée.
Ainsi donc, le découpage ou redécoupage électoral est plus qu’une simple technique d’ingénierie électorale. Ils sont aussi des outils politiques tributaires de la manière dont ils sont encadrés et réalisés. En ce sens, ils peuvent avoir une incidence substantielle sur le résultat de l’élection sous l’effet de la main qui coupe ou découpe. Le découpage ou redécoupage électoral peut alors être qualifié d’artefact dans le sens où ils peuvent altérer le résultat d'une élection due au procédé technique utilisé. En d’autres termes, ils sont le produit de la méthodologie employée.
Ils peuvent affecter d’une manière significative la participation et l’égalité électorale, et in fine le résultat final, sous l’effet de l’action de celui qui coupe ou découpe.
Pour être plus précis, le découpage ou redécoupage électoral peuvent être réalisé pour favoriser l’expression d’un résultat sur un autre pour un parti ou un candidat en façonnant les multiples circonscriptions d’une élection législative, ou le nombre de LV, de BV, leur périmètre et localisation dans une élection à une circonscription unique telle que l’élection présidentielle. Il permet ainsi l’accès au pouvoir politique ou sa conservation.
Grande est alors la tentation d’exploiter le processus de découpage ou de redécoupage électoral à des fins partisanes. En effet, ils peuvent camoufler une main politique partisane derrière sa réalisation. Un découpage ou un redécoupage électoral réalisé selon une volonté politique partisane, opaque et arbitraire est qualifié de « gerrymandering » ou « charcutage électoral ». Ainsi, les limites des circonscriptions électorales ou les périmètres des LV, des BV, leurs nombres, et localisation sont établies pour avantager un candidat ou un parti politique.
Le terme «gerrymandering» s'inspire d'Elbridge Gerry membre du parti démocrate-républicain, gouverneur de l'État du Massachusetts de 1810 à 1812, qui a fait adopter une loi qui a permis le redécoupage des circonscriptions du comté d'Essex de manière à favoriser son parti. Depuis, ce terme désigne une manipulation arbitraire des frontières des circonscriptions électorales, des périmètres des lieux de vote, du nombre de bureaux de vote dans le but de faire gagner une élection à un parti politique, un candidat ou une coalition. Cette pratique politique courante aux États-Unis est possible dans le contexte d'un mode de scrutin majoritaire. Une bonne connaissance des statistiques et des tendances électorales de chaque circonscription contribue également à orienter le découpage ou redécoupage électoral.
Le « gerrymandering » ou « charcutage électoral » peut avoir plusieurs conséquences:
- Manipulation des résultats électoraux : Le découpage partisan peut être utilisé pour favoriser un parti politique ou un candidat. Par exemple, en regroupant les électeurs d’un parti politique adverse dans une seule circonscription, on peut limiter le nombre de sièges que ce parti politique peut gagner à une élection législative ou en affectant des électeurs dans des BV éloignés de leur lieu de résidence ou encore des BV dans des LV non localisables;
- Inégalités entre les électeurs : Le découpage partisan peut entraîner des inégalités entre les électeurs. Par exemple, dans une circonscription ou commune où un parti a une majorité écrasante, les voix pour les autres partis peuvent avoir moins d’impact.
- Changement de bureau de vote : Un nouveau découpage peut entraîner une nouvelle répartition des BV dans de nombreuses communes. En conséquence, nombre de citoyens peuvent devoir changer de lieu de vote ou de bureau de vote;
- Forte incidence sur la participation: Il peut entrainer une hausse du taux de participation en fluidifiant le vote ou sa baisseen désorientant les électeurs et créer la confusion ;
- Peut altérer fortement la capacité des candidats et des observateurs à contrôler et surveiller le scrutin. Par exemple en créant un nombre très élevé de LV et de BV, difficilement localisables ou non localisables ou encore fictifs;
- Perte de confiance dans le système électoral : Si les électeurs et les candidats perçoivent que le redécoupage des LV / BV et des circonscriptions, est arbitraire donc non objectif, cela peut entraîner une perte de confiance et affecter la légitimité de l’élu ou des élus.
Le « gerrymandering » ou « charcutage électoral » se trouvent donc au centre des enjeux du découpage ou redécoupage électoral tant son impact est crucial sur le résultat d’une élection.
En considérant ce qui précède, il est donc crucial de veiller à ce que le découpage ou redécoupage électoral soit effectué de manière transparente en respectant des principes et des règles pour maintenir la confiance dans le système électoral et garantir une élection libre et honnête. (Extrait de l’article sus-titré)
Fait à Dakar, le 28 Janvier 2024
Ndiaga Gueye
Doctorant en Sciences de l'Information et de la Communication
Recherche en Marketing politique, Big data, Élections et Démocratie.
Laboratoire: LARSIC, École Doctorale: ED-ETHOS, Université Cheikh Anta Diop de Dakar Sénégal
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