Dans la soirée du 8 janvier 2025, 28 membres des forces de défense et de sécurité béninoises sont tués dans le « Triple point », la zone frontalière commune au Bénin, au Niger et au Burkina Faso. Les assaillants qui seraient encartés au « Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans » (JNIM) visaient le dispositif antiterroriste béninois, Mirador. Cette partie nord du Bénin tend à devenir un bastion vital pour les groupes étiquetés djihadistes. Ils y ont développé, ces dernières années, un écosystème économique pourvoyeur de ressources et fondé sur des trafics lucratifs auxquels les populations locales sont associées. La contrebande de carburant y est fortement développée.
Célestin* est un chauffeur béninois d’expérience. Il est habitué à manœuvrer de gros porteurs sur les routes cabossées et sinueuses d’Afrique de l’Ouest. Il raconte avoir accompagné « un ami conducteur de camion-citerne ravitailler les ‘’djihadistes’’ en carburant » de Cotonou à Gao (Mali), en passant par Fada Ngourma (Burkina Faso) et Torodi (Niger). C’était avant qu’une frange du territoire burkinabè tombe entre les fourches chauvines des « terroristes ».
« C’était la première fois que je rencontrais des groupes armés. C’étaient des hommes enturbannés dont on pouvait à peine voir les yeux. Ils portaient sur des armes et des munitions en tout genre. J’ai pris peur. Leur chef qui nous recevait a dit à mon camarade de me tranquilliser, qu’ils ne nous feraient rien. La preuve, c’était nous qui leur avions amené du carburant. Après toutes les opérations de transvasement de l’essence, nous sommes revenus au Bénin. »
Célestin et son ami sont des acteurs essentiels du trafic de carburant dans l’espace sahélien, en raison de l’importance vitale de cette ressource pour les activités des groupes armés et criminels dans cet espace sans fin. Ils le sont comme d’autres individus ou groupes le sont également dans la contrebande de denrées alimentaires, le braconnage en zones protégées, le commerce de stupéfiants, l’orpaillage clandestin, etc. Ensemble, ils font tourner une économie de type criminel dont les ressorts et les produits alimentent le développement de groupes non étatiques plus ou moins liés à l’extrémisme violent.
Jeannine Ella Abatan et William Assanvo, chercheurs principaux au Bureau régional à Dakar de l’Institut d’études de sécurité (ISS) pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du Lac Tchad, sont les auteurs de l’enquête sur les « « Liens entre extrémisme violent et activités illicites au Bénin » rendu public en juin 2023.
L’étude, entamée en septembre 2021, a couvert les départements suivants : Alibori, Atacora, Borgou et Donga, dans le nord du pays. Ils « ont été choisis du fait de leur proximité avec les zones géographiques où opèrent les groupes extrémistes violents actifs au Sahel et parce que certains ont connu des attaques et des incidents sécuritaires revendiqués par ou attribués à ces groupes », expliquent les deux chercheurs.
En juillet 2024, plusieurs soldats béninois et des Rangers travaillant pour l’ONG sud-africaine African Parks sont annoncés avoir été tués lors d’affrontements avec des groupes armés dans le septentrion du pays, à l’intérieur du parc national W. African Parks est une spécialiste mondiale de la protection et la sauvegarde des aires protégées. En mai 2023, deux attaques d’individus non identifiés font une vingtaine de personnes tuées dams le département de l’Atacora, non loin de la frontière burkinabè. Ici, le différend qui oppose le Bénin au Burkina Faso concernant les 68 km2 de la localité de Kourou-Koualou est une aubaine pour les trafiquants de toutes catégories.
Kourou-Koualou, une clef de voûte
Le « litige territorial (…) sur la souveraineté de cette zone, qui se traduit entre autres par l’absence d’autorités nationales sur le terrain, a contribué à faire de Kourou-Koualou une zone de non-droit », écrivent Abatan et Assanvo. « Le vide sécuritaire et administratif ainsi créé a laissé le champ libre aux groupes extrémistes qui s’implantaient déjà progressivement dans l’Est du Burkina Faso depuis 2018. »
Selon ONU-INFO, Kourou-Koualou apparait comme « le centre d’un commerce transfrontalier illicite de carburant d’un million de litres par an, un instantané d’un phénomène qui s’étend sur l’ensemble de la région sahélienne, en Afrique. »
Dominique* est un revendeur de produits agricoles et pétroliers installé à Koualou en 2015. Il gérait deux dépôts de carburant venu du Nigeria. « Je réalisais d’énormes bénéfices avec la complicité des services de douane », raconte-t-il. Jusqu’au jour où « les ‘’djihadistes’’ ont isolé Nadiagou. »
Nadiagou est un village de la commune de Pama dans la région Est du Burkina Faso. Son isolement « au début de l’année 2021 » marque un tournant. A partir de ce moment, confie Dominique, « une bonne partie du carburant qui est vendu à Koualou » tombe entre les mains des ‘’djihadistes’’. « Ils ont des véhicules 4X4 qui transportent le carburant qu’ils viennent chercher à Koualou sous escorte armée. » Se forme ainsi un groupement économique tripartite sur le terrain du trafic d’hydrocarbures.
« Les ‘’djihadistes’’, les gros transporteurs pétroliers et nous, les bénéficiaires locaux, avions tous intérêt à ce que la zone reste sous le contrôle des ‘’djihadistes’’ qui en tirent profit », rapporte Dominique.
Mais ce business juteux n’ira pas plus loin que septembre 2021 quand les autorités burkinabè décapitent le réseau de trafiquants qui alimentait Kourou-Koualou avec, vraisemblablement, du carburant venu du territoire burkinabè.
« Plusieurs interlocuteurs rencontrés à Kourou-Koualou ont relevé que ces arrestations ont désorganisé le réseau structuré autour de cette localité et que le flot de carburant déchargé, stocké et transitant par cette localité aurait cessé dans la foulée », souligne l’étude.
Dans cette même période, le renforcement des mesures sécuritaires coté béninois, en particulier « au niveau de la localité frontalière de Porga », aurait contribué à assécher davantage les circuits de trafic. Ceci expliquerait que les ‘’groupes extrémistes’’ aient « ciblé le Bénin en multipliant les attaques contre le pays à partir de fin novembre 2021. »
A cette date, l’incursion violente de groupes présumés djihadistes provoque la mort de deux soldats béninois aux environs du fleuve Mékrou dans la localité de Porga. Cet événement est vu par de nombreux chercheurs comme la première attaque d’envergure des ‘’djihadistes’’ contre le Bénin. Mais les deux chercheurs de l’ISS considèrent le rapt de deux touristes français et l’assassinat de leur guide béninois le 1er mai 2019 dans le parc national de la Pendjari comme les premiers « incidents sécuritaires » notés au Benin et mettant en cause des groupes extrémistes violents.
Détournements de camions-citernes
Loin de se décourager, les groupes dits djihadistes tentent de mettre en place « d’autres modes d’approvisionnement » en hydrocarbures à partir de « la seconde moitié de 2022 avec la multiplication, notamment dans l’Est du Burkina Faso, de cas de détournements de camions-citernes transportant du carburant par des groupes armés. » Ceux-ci sont « suspectés d’appartenir à la mouvance ‘’djihadiste’’ », soulignent Jeannine Abatan et William Assanvo.
« Avec ces détournements, les groupes sont susceptibles de devenir des pourvoyeurs de carburant volé à des fins de commercialisation. Par conséquent, il n’est pas exclu que la contrebande die carburant dans la zone frontalière, y compris dans le nord du Bénin, commence à être alimenté par du carburant volé provenant du Burkina Faso. »
Selon les deux chercheurs, le Bénin, « pays de transit », est devenu un rouage important « dans la contrebande de carburant en direction des pays voisins » dont le Burkina Faso et le Togo. La ressource « alimente également les zones fréquentées ou occupées par les groupes extrémistes dans l’Est du Burkina Faso. »
Dans un rapport d’enquête intitulé « Fuel Trafficking in the Sahel », l’Organisation des Nations unies contre le crime et la drogue (ONUDC) soutient que cette contrebande « finance des groupes armés illégaux non étatiques, des groupes terroristes, des institutions financières, des fonctionnaires corrompus chargés de l’application de la loi, et des groupes ayant des liens avec des personnalités ayant des intérêts dans des sociétés de vente au détail de carburants. »
Des soldats béninois du système ''Mirador'' dans le nord du pays.
Au Bénin, les dispositions légales et les mesures adoptées par le gouvernement pour lutter contre la contrebande de produits pétroliers sur l’ensemble du territoire national n’ont pas prospéré, constatent Abatan et Assanvo. D’où la persistance du trafic dans la zone de Kourou-Koualou. Pour les deux chercheurs de l’ISS, l’atteinte de cet objectif repose à la fois sur « la capacité des Forces armées béninoises à occuper durablement cette zone » et sur « l’aptitude des autorités burkinabè à reprendre le contrôle des régions de l’Est et du Centre-Est », toutes deux frontalières du Bénin.
Coordonner les actions entre Etats
Dans le Sahel, un pays comme le Niger perd environ 8 millions de dollars US (plus de 5 milliards de francs CFA) de recettes fiscales annuelles liées au « commerce illicite » de carburant, rapporte Amado Philip de Andrés, Représentant régional de l’ONUDC pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, qui cite la Haute autorité de lutte contre la corruption et les infractions assimilées (HALCIA).
Pour l’ONUDC, « les contrebandiers paient (…) des « taxes » à des groupes terroristes, notamment autour de Kourou/Koualou, où des entrepôts illégaux stockent des réservoirs de carburant de contrebande pendant le transit. » En même temps, « des groupes affiliés à Al-Qaïda exploitent certaines des mines riches en or de la zone et prélèvent régulièrement des taxes sur la contrebande. »
Concernant le Bénin, « Toute action visant à lutter efficacement contre la contrebande de carburant doit prendre en compte le caractère transfrontalier » de ce trafic, soulignent Jeannine Abatan et William Assanvo. Toutefois, « cela appelle à une action concertée, coordonnée et intégrée avec les pays voisins concernés (Burkina Faso, Niger, Nigeria, Togo, jusqu’au Mali). Cette perspective vise à « éviter qu’une mesure prise par un pays ait des effets non désirés ou négatifs (sur le plan de l’approvisionnement en carburant, de la sécurité ou de l’emploi dans un autre pays. »
Dans le contexte d’un espace sahélo-saharien aussi immense que truffé de zones grises où tente d’émerger une Confédération de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), le contrôle absolu des territoires est hors de portée des forces armées nationales. Avec la mutualisation de leurs (maigres) moyens, le Niger, le Mali et le Burkina Faso parviendront peut-être à reprendre une partie de leurs territoires occupés par des groupes djihadistes et/ou affairistes…Ce qui n’est pas garanti d’avance.
* Pseudonymes choisis par la rédaction