Par Maurice Soudieck DIONE (*)
Le Professeur Slobodan Milacic, brillant et éminent juriste et politiste, aux idées remarquables de pertinente originalité, nous révélait lors d’un cours à l’Institut d’études politiques de Bordeaux son comportement électoral atypique, iconoclaste et même a priori fantasque : « J’ai un vote systémique. Quand la gauche est sur le point de gagner, je vote pour la droite, et quand la droite est sur le point de gagner, je vote pour la gauche » !
En réalité, les raisons et motivations de notre illustre Professeur étaient liées à la préservation des valeurs et fondements de la démocratie, à l’aune de la reconnaissance et du respect des droits et libertés des plus faibles, qui expliquait qu’il voulût toujours renforcer l’opposition, pour lutter préventivement et éventuellement contre la tyrannie de la majorité au pouvoir !
L’idée de tyrannie de la majorité a été évoquée par des penseurs libéraux comme Benjamin Constant dans ses Principes de politique (1815), où il met en garde contre le danger de l’absolutisme de la souveraineté du peuple. Alexis de Tocqueville, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835), prévient contre le despotisme de la majorité, car se demande-t-il : qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Dès lors une majorité, comme un homme, peut abuser du pouvoir ; le pouvoir de tout faire refusé à un homme ne doit donc jamais être accordé à plusieurs. Car, en se réunissant, les hommes ne changent pas de caractère.
Bien au contraire, quand les êtres humains se regroupent, il peut même y avoir une tendance à l’abaissement des capacités intellectuelles, et à l’attisement des passions instinctuelles - injures et bagarres dans différents parlements à travers le monde - comme l’ont démontré les spécialistes de la psychologie sociale, à l’instar de Gabriel Tarde ou Gustave Le Bon, et ainsi que le relève le célèbre aphorisme : senatores boni viri, senatus autem mala bestia (les sénateurs sont des hommes bons, mais le Sénat est une méchante bête).
John Stuart Mill, dans son ouvrage De la liberté (1859), soutient comme Tocqueville que l’oppression de la majorité du peuple contre une autre partie de ce même peuple, est un abus de pouvoir dont il faut se protéger.
La tyrannie de la majorité s’est souvent déployée au Sénégal dans les rapports entre pouvoir et opposition. En 1982 la majorité socialiste vote un code électoral inique, favorisant massivement la fraude, tout en violant constamment la liberté d’expression et de réunion, et le droit de manifester des opposants.
Arrivé au pouvoir en 2000, Abdoulaye Wade décida de constitutionnaliser le statut de l’opposition et le droit à la marche. Mais, alors même qu’il fut victime de toutes sortes de brimades et tracasseries, et plusieurs fois envoyé en prison, paradoxalement, il s’illustrât magistralement dans la manipulation déloyale du jeu politique, l’intimidation et la répression de l’opposition, avec une montée de la violence physique et verbale. Sous le magistère du Président Sall, l’opposition est également malmenée et durement combattue au moyen de la machine judiciaire, malgré la rupture annoncée ; elle peine encore à jouer pleinement son rôle, en usant des droits et libertés que lui confèrent la Charte fondamentale, même si la loi constitutionnelle n° 2016-10 du 05 avril 2016 résultant du référendum du 20 mars 2016, annonce un renforcement des droits de l’opposition et de son chef.
Le nouvel article 4 en son alinéa 5 rappelle une flagrante évidence : « La Constitution garantit des droits égaux aux partis politiques, y compris ceux qui s’opposent à la politique du Gouvernement en place » ; l’article 58 en ses alinéas 1 et 2 confirme : « La Constitution garantit aux partis politiques qui s’opposent à la politique du Gouvernement le droit de s’opposer. La Constitution garantit à l’opposition un statut qui lui permet de s’acquitter de ses missions ». Or si l’opposition ne peut pas s’opposer, c’est que l’on est pas dans une démocratie ; et à quoi devrait-elle s’opposer, si ne n’est à la politique du Gouvernement !
Mais si on a besoin de rappeler autant de fois dans la Constitution cette lapalissade que l’opposition a le droit de s’opposer, il est impératif de questionner la culture démocratique sénégalaise, au-delà des alternances, car tout se passe comme si l’opposition devait être systématiquement anathématisée, humiliée et brisée. Est-ce donc une manière de se faire bonne conscience, que de multiplier les références constitutionnelles superfétatoires sur le statut de l’opposition ?
Or celle-ci a tout simplement besoin d’exercer concrètement les libertés publiques et droits de la personne humaine généreusement proclamés à travers un titre 2, par toutes les constitutions du Sénégal : celles du 24 janvier 1959 ; du 26 août 1960 ; du 7 mars 1963, et du 22 janvier 2001, encore plus détaillée, qui précise : « Des libertés publiques et de la personne humaine, des droits économiques et sociaux et des droits collectifs ».
Il faut donc identifier et soigner les maux que l’on cherche à cacher à travers des mots, et qui empêchent le respect effectif des droits et libertés de l’opposition !
(*)Docteur en Science politique
Enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis
Le Professeur Slobodan Milacic, brillant et éminent juriste et politiste, aux idées remarquables de pertinente originalité, nous révélait lors d’un cours à l’Institut d’études politiques de Bordeaux son comportement électoral atypique, iconoclaste et même a priori fantasque : « J’ai un vote systémique. Quand la gauche est sur le point de gagner, je vote pour la droite, et quand la droite est sur le point de gagner, je vote pour la gauche » !
En réalité, les raisons et motivations de notre illustre Professeur étaient liées à la préservation des valeurs et fondements de la démocratie, à l’aune de la reconnaissance et du respect des droits et libertés des plus faibles, qui expliquait qu’il voulût toujours renforcer l’opposition, pour lutter préventivement et éventuellement contre la tyrannie de la majorité au pouvoir !
L’idée de tyrannie de la majorité a été évoquée par des penseurs libéraux comme Benjamin Constant dans ses Principes de politique (1815), où il met en garde contre le danger de l’absolutisme de la souveraineté du peuple. Alexis de Tocqueville, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835), prévient contre le despotisme de la majorité, car se demande-t-il : qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Dès lors une majorité, comme un homme, peut abuser du pouvoir ; le pouvoir de tout faire refusé à un homme ne doit donc jamais être accordé à plusieurs. Car, en se réunissant, les hommes ne changent pas de caractère.
Bien au contraire, quand les êtres humains se regroupent, il peut même y avoir une tendance à l’abaissement des capacités intellectuelles, et à l’attisement des passions instinctuelles - injures et bagarres dans différents parlements à travers le monde - comme l’ont démontré les spécialistes de la psychologie sociale, à l’instar de Gabriel Tarde ou Gustave Le Bon, et ainsi que le relève le célèbre aphorisme : senatores boni viri, senatus autem mala bestia (les sénateurs sont des hommes bons, mais le Sénat est une méchante bête).
John Stuart Mill, dans son ouvrage De la liberté (1859), soutient comme Tocqueville que l’oppression de la majorité du peuple contre une autre partie de ce même peuple, est un abus de pouvoir dont il faut se protéger.
La tyrannie de la majorité s’est souvent déployée au Sénégal dans les rapports entre pouvoir et opposition. En 1982 la majorité socialiste vote un code électoral inique, favorisant massivement la fraude, tout en violant constamment la liberté d’expression et de réunion, et le droit de manifester des opposants.
Arrivé au pouvoir en 2000, Abdoulaye Wade décida de constitutionnaliser le statut de l’opposition et le droit à la marche. Mais, alors même qu’il fut victime de toutes sortes de brimades et tracasseries, et plusieurs fois envoyé en prison, paradoxalement, il s’illustrât magistralement dans la manipulation déloyale du jeu politique, l’intimidation et la répression de l’opposition, avec une montée de la violence physique et verbale. Sous le magistère du Président Sall, l’opposition est également malmenée et durement combattue au moyen de la machine judiciaire, malgré la rupture annoncée ; elle peine encore à jouer pleinement son rôle, en usant des droits et libertés que lui confèrent la Charte fondamentale, même si la loi constitutionnelle n° 2016-10 du 05 avril 2016 résultant du référendum du 20 mars 2016, annonce un renforcement des droits de l’opposition et de son chef.
Le nouvel article 4 en son alinéa 5 rappelle une flagrante évidence : « La Constitution garantit des droits égaux aux partis politiques, y compris ceux qui s’opposent à la politique du Gouvernement en place » ; l’article 58 en ses alinéas 1 et 2 confirme : « La Constitution garantit aux partis politiques qui s’opposent à la politique du Gouvernement le droit de s’opposer. La Constitution garantit à l’opposition un statut qui lui permet de s’acquitter de ses missions ». Or si l’opposition ne peut pas s’opposer, c’est que l’on est pas dans une démocratie ; et à quoi devrait-elle s’opposer, si ne n’est à la politique du Gouvernement !
Mais si on a besoin de rappeler autant de fois dans la Constitution cette lapalissade que l’opposition a le droit de s’opposer, il est impératif de questionner la culture démocratique sénégalaise, au-delà des alternances, car tout se passe comme si l’opposition devait être systématiquement anathématisée, humiliée et brisée. Est-ce donc une manière de se faire bonne conscience, que de multiplier les références constitutionnelles superfétatoires sur le statut de l’opposition ?
Or celle-ci a tout simplement besoin d’exercer concrètement les libertés publiques et droits de la personne humaine généreusement proclamés à travers un titre 2, par toutes les constitutions du Sénégal : celles du 24 janvier 1959 ; du 26 août 1960 ; du 7 mars 1963, et du 22 janvier 2001, encore plus détaillée, qui précise : « Des libertés publiques et de la personne humaine, des droits économiques et sociaux et des droits collectifs ».
Il faut donc identifier et soigner les maux que l’on cherche à cacher à travers des mots, et qui empêchent le respect effectif des droits et libertés de l’opposition !
(*)Docteur en Science politique
Enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis