"Je n’ai pas connaissance du fait que des armes [françaises] soient utilisées directement au Yémen", affirmait la ministre des Armées, Florence Parly le 20 janvier 2019, sur France Inter. Et pourtant : elles sont présentes sur terre, sur mer et dans les airs, si l’on en croit un rapport de 15 pages classé "confidentiel Défense" de la Direction du renseignement militaire (DRM), daté du 25 septembre 2018, révélé par Disclose en partenariat avec la cellule investigation de Radio France.
Ce document précise que des armes françaises vendues à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, sont bien utilisées dans la guerre que mènent les deux pays au Yémen, contre les rebelles houthis, une minorité chiite soutenue par l’Iran.
Chars Leclerc, obus flèche, Mirage 2000-9, radar Cobra, blindés Aravis, hélicoptères Cougar et Dauphin, frégates de classe Makkah, corvette lance-missiles de classe Baynunah ou canons Caesar : dans cette note, le renseignement militaire français établit une liste détaillée de l’armement fourni aux Saoudiens et aux Émiriens qui serait impliqué dans le conflit.
La DRM établit une carte des zones à risques dans lesquels les civils yéménites sont susceptibles d’être touchés par les canons français. Or, 28 millions de Yéménites vivent toujours sous les bombardements. Depuis le début du conflit, plus de 8 300 civils ont été tués (dont 1 283 enfants), selon les chiffres publiés en mars 2019 par Yemen data project, une ONG qui collecte et recoupe les informations sur les frappes de la coalition.
Ce document confidentiel intitulé "Yémen - Situation sécuritaire" a été transmis au chef de l’État, Emmanuel Macron, à Matignon, mais aussi à la ministre des Armées, Florence Parly, et au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, lors du conseil de défense restreint consacré à la guerre au Yémen, qui s’est tenu le 3 octobre 2018, à l’Élysée.
Il vient contredire la version des autorités françaises d’une situation "sous contrôle" et d’une utilisation uniquement "défensive" de l’armement français au Yémen.
Des civils à portée de tir des canons français
Depuis le début de la guerre, une batterie de canons Caesar est déployée le long de la frontière saoudo-yéménite. Fabriqué à Roanne (Loire) par l’entreprise Nexter, détenue à 100% par l’État français, le canon Caesar, monté sur un châssis de camion, peut tirer six obus par minute, dans un rayon de 42 kilomètres. La Direction du renseignement militaire précise que ces canons déployés le long de la frontière avec le Yémen sont au nombre de "48", ajoutant qu’ils "appuient les troupes loyalistes, épaulées par les forces armées saoudienne, dans leur progression en territoire yéménite". Autrement dit : les tirs de canons français ouvrent la voie pour les blindés et les chars déployés au Yémen. Donc pas uniquement dans le cadre d’une action défensive.
S’appuyant sur une carte baptisée "Population sous la menace des bombes", le renseignement militaire français estime par ailleurs que "436 370 personnes" sont "potentiellement concernée par de possibles frappes d’artillerie." Y compris donc par les tirs de canons français.
En croisant les zones de tirs des canons Caesar indiquées sur la carte de la DRM, avec les informations fournies par la base de données de l’ONG Acled (Armed Conflict Location and Event Data Project) qui recense tous les bombardements au Yémen, on constate qu’entre mars 2016 et décembre 2018, 35 civils sont morts au cours de 52 bombardements localisés dans le champ d’action des canons français.
Les livraisons d’armes françaises continuent
Bien qu’étant informé de ces risques, l’État français poursuit ses livraisons. Ainsi, 147 canons devraient être expédiés vers le royaume saoudien d’ici 2023. Disclose a remonté la piste d’une de ces livraisons expédiée en septembre 2018 : 10 canons Caesar chargés depuis le site de production de Nexter à Roanne (Loire). Direction : Le Havre. Avant d’être embarqués dans les cales du Bahri Jazan, un cargo de la compagnie saoudienne Bahri. Le navire lève l’ancre le 24 septembre 2018, puis arrive à destination 19 jours plus tard, dans le port de Jeddah, en Arabie saoudite.
Par ailleurs, toujours selon nos informations, un contrat secret baptisé ARTIS, signé en décembre 2018, par Nexter avec l’Arabie saoudite, prévoit la livraison de véhicules blindés Titus (la dernière génération des blindés Nexter), mais aussi de canons tractés 105LG.
Ces informations contredisent là encore la version officielle des autorités françaises. Interrogée le 20 janvier 2019 sur France Inter, Florence Parly affirmait : "Nous n’avons récemment vendu aucune arme qui puisse être utilisée dans le cadre du conflit yéménite." Après avoir dit trois mois auparavant le 30 octobre 2018, sur BFM TV : "Nous n’avons pas de négociations avec l’Arabie saoudite."
Des chars fabriqués en France déployés au Yémen
L’équipement français fourni à la coalition engagée au Yémen ne s’arrête pas là. Il concerne aussi les chars de combat. "À ma connaissance, les équipements terrestres vendus à l’Arabie saoudite sont utilisés non pas à des fins offensives mais à des fins défensives, à la frontière entre le Yémen et l’Arabie saoudite", expliquait la ministre des Armées, le 4 juillet 2018, devant la Commission de la Défense nationale.
La note de la Direction du renseignement militaire datée du 25 septembre 2018 indique pourtant, là encore, que le char Leclerc, vendu dans les années 90 aux Émirats arabes unis, est bien utilisé sur le champ de bataille au Yémen.
Pour le comprendre, il faut entrer dans le détail de cette note de 15 pages. Si la DRM écrit qu’"aucun élément ne permet de conclure à la présence de matériel français sur les fronts actifs" du conflit, elle précise plus loin que de l’armement français se retrouve bien dans certaines zones de cette guerre.
Selon le renseignement militaire, 70 chars de combat Leclerc sont ainsi mobilisés dans le cadre d’un "engagement principalement défensif". "Dans le cadre des opérations loyalistes et de la coalition vers la ville portuaire d’al-Hudaydah, les Leclerc émiriens ne sont pas observés en première ligne", peut-on lire. Mais le document ajoute cette précision d’importance : "Ils sont néanmoins déployés sur l’emprise d’al-Khawkhah, à 115 kilomètres d’al-Hudaydah."
Sur une carte intitulée "Matériels terrestres de la coalition au Yémen", la DRM identifie quatre zones du Yémen où des chars français sont présents : à al-Khawkhah et Mocha, deux localités le long de la Mer rouge, ainsi qu’à Ma’rib, à l’intérieur du pays, et à Aden ; dans ces deux derniers cas, la DRM se fait plus prudente en notant : "Leclerc possible".
Dans un tableau récapitulatif, le renseignement militaire français écrit au sujet de ces chars Leclerc ont pu être observés "au Yémen et déployé en position défensive", ou pour certains "en attente de déploiement au Yémen".
D’après les recherches effectuées par Disclose à partir d’images tournées sur les lignes de front, puis recoupées par des vues satellites, les chars Leclerc ont participé à plusieurs grandes offensives de la coalition, à l’image de l’assaut qui s’est déroulé entre juin et décembre 2018 sur la côte ouest. En novembre 2018, les chars français sont au cœur de la bataille d’Al-Hodeïda qui a fait 55 victimes civiles, selon l’Acled.
Quant aux munitions, "les [chars] Leclerc n’emploieraient que des munitions françaises, les munitions chinoises n’ayant pas été qualifiées", estime le renseignement français : des "obus flèches et [des] obus explosifs." "La maintenance des véhicules émiriens, dont les Leclerc, est réalisée, après rapatriement par mer, aux EAU [Émirats arabes unis]", précise encore la note.
Le renseignement français reconnait aussi ses limites. À plusieurs reprises, la DRM admet qu’elle ne dispose d’"aucune information sur [l’]emploi au Yémen ou à la frontière saoudo-yéménite" de "mortier de 120 mm" ou de"missile[s] antichar Milan 3" de fabrication française. Dans un passage consacré aux "unités blindées mécanisées appuyées par l’artillerie", la DRM écrit qu’elle n’est "pas en mesure d’évaluer de manière précise le dispositif saoudien actuel à la frontière, du fait d’un manque de capteurs dans la zone."
Un système de guidage laser français
Dans cette guerre, ce sont les attaques aériennes qui sont les plus meurtrières. "Ryad conduit depuis mars 2015 une campagne de frappes aériennes massive et continue contre les territoires tenus par la rébellion houthie au Yémen : elle réalise en moyenne 120 sorties aériennes quotidiennes", écrivent les analystes du renseignement militaire français. Depuis 2015, la coalition aurait "réalisé environ 24 000 frappes, dont 6 000 au cours de l’année 2018", précise la DRM.
"Nous ne fournissons rien à l’armée de l’air saoudienne. Il vaut mieux que les choses soient dites de manière définitive pour éviter qu’il y ait de la répétition sur le sujet", affirmait le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, devant la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 13 février 2019.
Pourtant, quatre mois plus tôt, la note de la DRM, adressée notamment au cabinet du ministre, précise que certains avions de chasse saoudiens sont bien équipés du dernier cri de la technologie française en matière de guidage laser : le pod Damoclès, fabriqué par Thales. Fixé sous les avions de combat, ce dispositif permet aux pilotes de guider tous les types de missiles, y compris le missile américain Raytheon qui, selon une enquête de la chaîne CNN, a tué 12 enfants et trois adultes yéménites, le 20 septembre 2016, dans le district d’Al-Mutama, dans le nord du Yémen.
Cette technologie française figure dans un tableau de la DRM intitulé : "Principaux matériels saoudiens engagés dans le cadre du conflit yéménite", même si le document nuance plus loin : "pourrait être employé au Yémen".
Les pods Damoclès équipent aussi des avions de combat émiriens vendus par la France, comme le Mirage 2000-9 au sujet duquel la DRM n’a aucun doute : il "opère au Yémen" (sans préciser avec quel missile) depuis une base militaire, en Erythrée.
Des éléments confirmés par un rapport britannique de la Chambre des communes qui a enquêté sur les licences d’exportation de composants de pods Damoclès à destination de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
Mais la liste ne s’arrête pas là. L’hélicoptère de transport d’assaut AS-532 A2 Cougar chargé du transport des troupes saoudiennes fait également partie du matériel militaire français utilisé au Yémen, tout comme l’avion ravitailleur A 330 MRTT, capable de ravitailler en kérosène plusieurs chasseurs de la coalition en même temps.
Des bateaux français engagés dans le blocus maritime
"C’est la priorité de la France que la situation humanitaire s’améliore et que l’aide humanitaire puisse passer", déclarait la ministre des Armées, Florence Parly, le 30 octobre 2018, sur BFM TV.
Pourtant, là encore si l’on en croit la note, deux navires de fabrication française "participe[nt] au blocus naval" de la coalition. Ce qui empêche l’aide humanitaire de nourrir et de soigner 20 millions de Yéménites. Selon le document, la frégate saoudienne de classe Makkah (Naval Group) et la corvette lance-missiles émiratie de classe Baynunah (Constructions Mécaniques de Normandie, CMN), participent à ce blocus. La corvette Baynunah appuierait même "des opérations terrestres menées sur le littoral yéménite", précise le renseignement militaire. Autrement dit : des bombardements sur la côte.
Une troisième frégate al-Madinah de fabrication française a également participé à ce blocus, estime la DRM, avant d’être la cible d’une attaque des rebelles houthis, en janvier 2017.
Officiellement, les navires saoudiens et émiratis font respecter l’embargo de l’ONU sur les armes à destination des Houthis en inspectant les chargements suspects. Mais tout porte à croire qu’ils bloquent l’accès à la nourriture, au carburant et aux médicaments, dans ce qui peut s’apparenter à une véritable stratégie militaire.
Une situation qui peut constituer "un crime de guerre" selon le groupe d’experts des Nations unies qui a enquêté sur place. "Le risque juridique existe, c’est clair et net", affirmait en février 2019 le président de ce groupe d’experts, Kamel Jendoubi, à la cellule investigation de Radio France.
Interrogé sur le sujet en janvier 2019, Naval Group nous précisait qu’en tant qu’industriel son action s’inscrit dans le strict cadre de la règlementation française en matière de vente d’armes à l’exportation.
Fin 2017, les Émirats arabes unis ont acquis deux corvettes françaises Godwind 2500. "Ce contrat vient consolider notre relation en matière navale et compléter une coopération très forte ces dernières années sur toutes les armes", déclarait le président français, Emmanuel Macron, lors de sa visite officielle à Abou Dabi, le 9 novembre 2017.
Depuis 2014, la France est signataire du Traité sur le commerce des armes (TCA) qui contraint le gouvernement français à "n’autoriser aucun transfert d’armes" dès lors que celles-ci pourraient servir à commettre "des attaques contre les civils ou des biens de caractère civil (…) ou d’autres crimes de guerre". "Nous sommes complètement fidèles dans les ventes d’armes au traité du commerce international des armes que nous respectons totalement", affirmait le ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 13 février 2019.
La note de la Direction du renseignement militaire fissure désormais cette version officielle.
Matignon n'a "pas connaissance de victimes civiles" à cause d'armes françaises
Après avoir contacté la présidence de la République, Matignon, le ministère des Armées ainsi que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, nous avons reçu une réponse du cabinet du Premier ministre "au titre de la CIEEMG [Commission interministérielle pour l’exportation du matériel de guerre] placée auprès de Matignon". Le cabinet du Premier ministre, Edouard Philippe, explique que les "exportations de matériels militaires"avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis "ne se sont pas interrompues en bloc après 2015, mais [que] leur autorisation au cas par cas fait naturellement l’objet d’une vigilance renforcée."
Matignon précise que "la coalition arabe lutte aussi contre Daech et al-Qaïda dans la Péninsule arabique, qui sont présents au Yémen et qui représentent une menace pour notre propre sécurité" et que "des actions offensives sont régulièrement menées depuis le Yémen vers le territoire de nos partenaires de la région."
"Les risques pour les populations civiles sont évidemment en tête des critères d’examen pris en compte [dans l’exportation de matériel de guerre]", ajoute le cabinet du Premier ministre, insistant sur "l’importance que les armées [françaises] accordent au droit international humanitaire dans la conduite de nos opérations. Ce sont des exigences que nous faisons valoir auprès de nos partenaires émiriens et saoudiens, auxquels incombent la responsabilité de les respecter."
"À notre connaissance, les armes françaises dont disposent les membres de la coalition sont placées pour l’essentiel en position défensive, à l’extérieur du territoire yéménite ou sur des emprises de la coalition, mais pas sur la ligne de front, conclut Matignon. Nous n’avons pas connaissance de victimes civiles résultant de leur utilisation sur le théâtre yéménite."
L'enquête de Disclose est publiée sur le site Made in France. Disclose est un média d’investigation à but non lucratif dont la cellule investigation de Radio France est partenaire. (francetvinfo)
Ce document précise que des armes françaises vendues à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, sont bien utilisées dans la guerre que mènent les deux pays au Yémen, contre les rebelles houthis, une minorité chiite soutenue par l’Iran.
Chars Leclerc, obus flèche, Mirage 2000-9, radar Cobra, blindés Aravis, hélicoptères Cougar et Dauphin, frégates de classe Makkah, corvette lance-missiles de classe Baynunah ou canons Caesar : dans cette note, le renseignement militaire français établit une liste détaillée de l’armement fourni aux Saoudiens et aux Émiriens qui serait impliqué dans le conflit.
La DRM établit une carte des zones à risques dans lesquels les civils yéménites sont susceptibles d’être touchés par les canons français. Or, 28 millions de Yéménites vivent toujours sous les bombardements. Depuis le début du conflit, plus de 8 300 civils ont été tués (dont 1 283 enfants), selon les chiffres publiés en mars 2019 par Yemen data project, une ONG qui collecte et recoupe les informations sur les frappes de la coalition.
Ce document confidentiel intitulé "Yémen - Situation sécuritaire" a été transmis au chef de l’État, Emmanuel Macron, à Matignon, mais aussi à la ministre des Armées, Florence Parly, et au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, lors du conseil de défense restreint consacré à la guerre au Yémen, qui s’est tenu le 3 octobre 2018, à l’Élysée.
Il vient contredire la version des autorités françaises d’une situation "sous contrôle" et d’une utilisation uniquement "défensive" de l’armement français au Yémen.
Des civils à portée de tir des canons français
Depuis le début de la guerre, une batterie de canons Caesar est déployée le long de la frontière saoudo-yéménite. Fabriqué à Roanne (Loire) par l’entreprise Nexter, détenue à 100% par l’État français, le canon Caesar, monté sur un châssis de camion, peut tirer six obus par minute, dans un rayon de 42 kilomètres. La Direction du renseignement militaire précise que ces canons déployés le long de la frontière avec le Yémen sont au nombre de "48", ajoutant qu’ils "appuient les troupes loyalistes, épaulées par les forces armées saoudienne, dans leur progression en territoire yéménite". Autrement dit : les tirs de canons français ouvrent la voie pour les blindés et les chars déployés au Yémen. Donc pas uniquement dans le cadre d’une action défensive.
S’appuyant sur une carte baptisée "Population sous la menace des bombes", le renseignement militaire français estime par ailleurs que "436 370 personnes" sont "potentiellement concernée par de possibles frappes d’artillerie." Y compris donc par les tirs de canons français.
En croisant les zones de tirs des canons Caesar indiquées sur la carte de la DRM, avec les informations fournies par la base de données de l’ONG Acled (Armed Conflict Location and Event Data Project) qui recense tous les bombardements au Yémen, on constate qu’entre mars 2016 et décembre 2018, 35 civils sont morts au cours de 52 bombardements localisés dans le champ d’action des canons français.
Les livraisons d’armes françaises continuent
Bien qu’étant informé de ces risques, l’État français poursuit ses livraisons. Ainsi, 147 canons devraient être expédiés vers le royaume saoudien d’ici 2023. Disclose a remonté la piste d’une de ces livraisons expédiée en septembre 2018 : 10 canons Caesar chargés depuis le site de production de Nexter à Roanne (Loire). Direction : Le Havre. Avant d’être embarqués dans les cales du Bahri Jazan, un cargo de la compagnie saoudienne Bahri. Le navire lève l’ancre le 24 septembre 2018, puis arrive à destination 19 jours plus tard, dans le port de Jeddah, en Arabie saoudite.
Par ailleurs, toujours selon nos informations, un contrat secret baptisé ARTIS, signé en décembre 2018, par Nexter avec l’Arabie saoudite, prévoit la livraison de véhicules blindés Titus (la dernière génération des blindés Nexter), mais aussi de canons tractés 105LG.
Ces informations contredisent là encore la version officielle des autorités françaises. Interrogée le 20 janvier 2019 sur France Inter, Florence Parly affirmait : "Nous n’avons récemment vendu aucune arme qui puisse être utilisée dans le cadre du conflit yéménite." Après avoir dit trois mois auparavant le 30 octobre 2018, sur BFM TV : "Nous n’avons pas de négociations avec l’Arabie saoudite."
Des chars fabriqués en France déployés au Yémen
L’équipement français fourni à la coalition engagée au Yémen ne s’arrête pas là. Il concerne aussi les chars de combat. "À ma connaissance, les équipements terrestres vendus à l’Arabie saoudite sont utilisés non pas à des fins offensives mais à des fins défensives, à la frontière entre le Yémen et l’Arabie saoudite", expliquait la ministre des Armées, le 4 juillet 2018, devant la Commission de la Défense nationale.
La note de la Direction du renseignement militaire datée du 25 septembre 2018 indique pourtant, là encore, que le char Leclerc, vendu dans les années 90 aux Émirats arabes unis, est bien utilisé sur le champ de bataille au Yémen.
Pour le comprendre, il faut entrer dans le détail de cette note de 15 pages. Si la DRM écrit qu’"aucun élément ne permet de conclure à la présence de matériel français sur les fronts actifs" du conflit, elle précise plus loin que de l’armement français se retrouve bien dans certaines zones de cette guerre.
Selon le renseignement militaire, 70 chars de combat Leclerc sont ainsi mobilisés dans le cadre d’un "engagement principalement défensif". "Dans le cadre des opérations loyalistes et de la coalition vers la ville portuaire d’al-Hudaydah, les Leclerc émiriens ne sont pas observés en première ligne", peut-on lire. Mais le document ajoute cette précision d’importance : "Ils sont néanmoins déployés sur l’emprise d’al-Khawkhah, à 115 kilomètres d’al-Hudaydah."
Sur une carte intitulée "Matériels terrestres de la coalition au Yémen", la DRM identifie quatre zones du Yémen où des chars français sont présents : à al-Khawkhah et Mocha, deux localités le long de la Mer rouge, ainsi qu’à Ma’rib, à l’intérieur du pays, et à Aden ; dans ces deux derniers cas, la DRM se fait plus prudente en notant : "Leclerc possible".
Dans un tableau récapitulatif, le renseignement militaire français écrit au sujet de ces chars Leclerc ont pu être observés "au Yémen et déployé en position défensive", ou pour certains "en attente de déploiement au Yémen".
D’après les recherches effectuées par Disclose à partir d’images tournées sur les lignes de front, puis recoupées par des vues satellites, les chars Leclerc ont participé à plusieurs grandes offensives de la coalition, à l’image de l’assaut qui s’est déroulé entre juin et décembre 2018 sur la côte ouest. En novembre 2018, les chars français sont au cœur de la bataille d’Al-Hodeïda qui a fait 55 victimes civiles, selon l’Acled.
Quant aux munitions, "les [chars] Leclerc n’emploieraient que des munitions françaises, les munitions chinoises n’ayant pas été qualifiées", estime le renseignement français : des "obus flèches et [des] obus explosifs." "La maintenance des véhicules émiriens, dont les Leclerc, est réalisée, après rapatriement par mer, aux EAU [Émirats arabes unis]", précise encore la note.
Le renseignement français reconnait aussi ses limites. À plusieurs reprises, la DRM admet qu’elle ne dispose d’"aucune information sur [l’]emploi au Yémen ou à la frontière saoudo-yéménite" de "mortier de 120 mm" ou de"missile[s] antichar Milan 3" de fabrication française. Dans un passage consacré aux "unités blindées mécanisées appuyées par l’artillerie", la DRM écrit qu’elle n’est "pas en mesure d’évaluer de manière précise le dispositif saoudien actuel à la frontière, du fait d’un manque de capteurs dans la zone."
Un système de guidage laser français
Dans cette guerre, ce sont les attaques aériennes qui sont les plus meurtrières. "Ryad conduit depuis mars 2015 une campagne de frappes aériennes massive et continue contre les territoires tenus par la rébellion houthie au Yémen : elle réalise en moyenne 120 sorties aériennes quotidiennes", écrivent les analystes du renseignement militaire français. Depuis 2015, la coalition aurait "réalisé environ 24 000 frappes, dont 6 000 au cours de l’année 2018", précise la DRM.
"Nous ne fournissons rien à l’armée de l’air saoudienne. Il vaut mieux que les choses soient dites de manière définitive pour éviter qu’il y ait de la répétition sur le sujet", affirmait le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, devant la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 13 février 2019.
Pourtant, quatre mois plus tôt, la note de la DRM, adressée notamment au cabinet du ministre, précise que certains avions de chasse saoudiens sont bien équipés du dernier cri de la technologie française en matière de guidage laser : le pod Damoclès, fabriqué par Thales. Fixé sous les avions de combat, ce dispositif permet aux pilotes de guider tous les types de missiles, y compris le missile américain Raytheon qui, selon une enquête de la chaîne CNN, a tué 12 enfants et trois adultes yéménites, le 20 septembre 2016, dans le district d’Al-Mutama, dans le nord du Yémen.
Cette technologie française figure dans un tableau de la DRM intitulé : "Principaux matériels saoudiens engagés dans le cadre du conflit yéménite", même si le document nuance plus loin : "pourrait être employé au Yémen".
Les pods Damoclès équipent aussi des avions de combat émiriens vendus par la France, comme le Mirage 2000-9 au sujet duquel la DRM n’a aucun doute : il "opère au Yémen" (sans préciser avec quel missile) depuis une base militaire, en Erythrée.
Des éléments confirmés par un rapport britannique de la Chambre des communes qui a enquêté sur les licences d’exportation de composants de pods Damoclès à destination de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
Mais la liste ne s’arrête pas là. L’hélicoptère de transport d’assaut AS-532 A2 Cougar chargé du transport des troupes saoudiennes fait également partie du matériel militaire français utilisé au Yémen, tout comme l’avion ravitailleur A 330 MRTT, capable de ravitailler en kérosène plusieurs chasseurs de la coalition en même temps.
Des bateaux français engagés dans le blocus maritime
"C’est la priorité de la France que la situation humanitaire s’améliore et que l’aide humanitaire puisse passer", déclarait la ministre des Armées, Florence Parly, le 30 octobre 2018, sur BFM TV.
Pourtant, là encore si l’on en croit la note, deux navires de fabrication française "participe[nt] au blocus naval" de la coalition. Ce qui empêche l’aide humanitaire de nourrir et de soigner 20 millions de Yéménites. Selon le document, la frégate saoudienne de classe Makkah (Naval Group) et la corvette lance-missiles émiratie de classe Baynunah (Constructions Mécaniques de Normandie, CMN), participent à ce blocus. La corvette Baynunah appuierait même "des opérations terrestres menées sur le littoral yéménite", précise le renseignement militaire. Autrement dit : des bombardements sur la côte.
Une troisième frégate al-Madinah de fabrication française a également participé à ce blocus, estime la DRM, avant d’être la cible d’une attaque des rebelles houthis, en janvier 2017.
Officiellement, les navires saoudiens et émiratis font respecter l’embargo de l’ONU sur les armes à destination des Houthis en inspectant les chargements suspects. Mais tout porte à croire qu’ils bloquent l’accès à la nourriture, au carburant et aux médicaments, dans ce qui peut s’apparenter à une véritable stratégie militaire.
Une situation qui peut constituer "un crime de guerre" selon le groupe d’experts des Nations unies qui a enquêté sur place. "Le risque juridique existe, c’est clair et net", affirmait en février 2019 le président de ce groupe d’experts, Kamel Jendoubi, à la cellule investigation de Radio France.
Interrogé sur le sujet en janvier 2019, Naval Group nous précisait qu’en tant qu’industriel son action s’inscrit dans le strict cadre de la règlementation française en matière de vente d’armes à l’exportation.
Fin 2017, les Émirats arabes unis ont acquis deux corvettes françaises Godwind 2500. "Ce contrat vient consolider notre relation en matière navale et compléter une coopération très forte ces dernières années sur toutes les armes", déclarait le président français, Emmanuel Macron, lors de sa visite officielle à Abou Dabi, le 9 novembre 2017.
Depuis 2014, la France est signataire du Traité sur le commerce des armes (TCA) qui contraint le gouvernement français à "n’autoriser aucun transfert d’armes" dès lors que celles-ci pourraient servir à commettre "des attaques contre les civils ou des biens de caractère civil (…) ou d’autres crimes de guerre". "Nous sommes complètement fidèles dans les ventes d’armes au traité du commerce international des armes que nous respectons totalement", affirmait le ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 13 février 2019.
La note de la Direction du renseignement militaire fissure désormais cette version officielle.
Matignon n'a "pas connaissance de victimes civiles" à cause d'armes françaises
Après avoir contacté la présidence de la République, Matignon, le ministère des Armées ainsi que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, nous avons reçu une réponse du cabinet du Premier ministre "au titre de la CIEEMG [Commission interministérielle pour l’exportation du matériel de guerre] placée auprès de Matignon". Le cabinet du Premier ministre, Edouard Philippe, explique que les "exportations de matériels militaires"avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis "ne se sont pas interrompues en bloc après 2015, mais [que] leur autorisation au cas par cas fait naturellement l’objet d’une vigilance renforcée."
Matignon précise que "la coalition arabe lutte aussi contre Daech et al-Qaïda dans la Péninsule arabique, qui sont présents au Yémen et qui représentent une menace pour notre propre sécurité" et que "des actions offensives sont régulièrement menées depuis le Yémen vers le territoire de nos partenaires de la région."
"Les risques pour les populations civiles sont évidemment en tête des critères d’examen pris en compte [dans l’exportation de matériel de guerre]", ajoute le cabinet du Premier ministre, insistant sur "l’importance que les armées [françaises] accordent au droit international humanitaire dans la conduite de nos opérations. Ce sont des exigences que nous faisons valoir auprès de nos partenaires émiriens et saoudiens, auxquels incombent la responsabilité de les respecter."
"À notre connaissance, les armes françaises dont disposent les membres de la coalition sont placées pour l’essentiel en position défensive, à l’extérieur du territoire yéménite ou sur des emprises de la coalition, mais pas sur la ligne de front, conclut Matignon. Nous n’avons pas connaissance de victimes civiles résultant de leur utilisation sur le théâtre yéménite."
L'enquête de Disclose est publiée sur le site Made in France. Disclose est un média d’investigation à but non lucratif dont la cellule investigation de Radio France est partenaire. (francetvinfo)