Voilà plusieurs semaines que la France est en proie à de vives tensions identitaires en lien avec la guerre menée par Israël contre la Bande de Gaza en représailles de l’attaque du 7 octobre.
Mais ces crispations, qui naissent souvent sur les réseaux sociaux, ont pris une tournure relativement inédite début novembre, à travers la messagerie cryptée Telegram, grâce à laquelle des groupuscules extrémistes s’organisent secrètement pour mener des actions contre les personnalités influentes qui expriment un quelconque soutien à la cause palestinienne.
Anadolu, en collaboration avec le média palestinien « Gaza News+ », a infiltré certains canaux de diffusion affiliés à la LDJ (Ligue de Défense Juive) ou à la Brigade Juive, au cœur desquels des milliers de militants d’ultradroite s’échangent les numéros de téléphone, les adresses et toutes sortes d’informations confidentielles concernant de nombreuses figures médiatiques pour se livrer ensuite à des menaces et mener ce qu’ils qualifient « d’offensives».
Pour y accéder, les candidats doivent répondre à deux critères: se montrer face caméra, et réciter des extraits de la Torah aux administrateurs qui valident ensuite leur adhésion au groupe.
Parmi les cibles de ces activistes, apparaissent notamment les humoristes Yassine Belattar et Malik Bentalha, le journaliste Guillaume Meurice, la correspondante d’Anadolu Feïza Ben Mohamed, l’avocat Fabrice Di Vizio, et plusieurs députés LFI (La France Insoumise) dont David Guiraud et Louis Boyard.
D’autres personnalités appartenant par ailleurs à la « muslimsphère » sont également visées, à l’image de l’influenceur Samir Kissi, de l’entrepreneuse Bouchra Beno (ancienne humoriste), ou encore du compte « Post Bad Blédard » qui comptabilise 1,1 million d’abonnés sur Instagram.
- Un mode opératoire basé sur le harcèlement
Contactées par Anadolu, plusieurs de ces cibles, confirment avoir vécu, depuis le 8 novembre, un véritable raid numérique et téléphonique, avec des dizaines d’appels quotidiens, agrémentés d'injures et de menaces de mort et de viols.
Le procédé utilisé ne laisse en effet rien au hasard et est directement ordonné par les administrateurs de certains canaux Telegram dans des messages aux allures de directives à exécuter.
Le groupe « Am Israël - team action », qui rassemble plus d’un millier de personnes prêtes à « passer à l’action », a ainsi un mode opératoire clair : le propriétaire du canal « Sh4d0w M3t4 » (Shadow méta), donne les ordres, détermine les « cibles », et fournit même des messages types à leur adresser.
« Notre avantage réside dans notre capacité à utiliser notre intelligence. Ainsi, lorsqu'on obtient le numéro d'une personne, on évite d'appeler via WhatsApp, on masque notre numéro (#31#) ou mieux encore, on n'utilise pas notre propre téléphone. Pour ce qui est des messages écrits, on veille scrupuleusement à rester dans les limites de la légalité (…).
Alors, ne vous inquiétez pas, nous nous occuperons en priorité des cas les plus connus, car une fois qu'ils seront confrontés à leurs actions, les moins importants se montreront plus prudents également. La terreur va changer de camp. Désormais, c'est notre unité qui fera notre force et nous rendra invincibles, je vous l'assure. Restez connectés. AM ISRAEL HAI », écrivait par exemple l’administrateur début novembre.
Après avoir harcelé et menacé leurs cibles, les miliciens engagés dans ces groupuscules se livrent à des campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux et vont jusqu’à contacter leurs employeurs et/ou associés afin de s’attaquer à leurs carrières professionnelles, assumant vouloir « taper au portefeuille ».
Ainsi, plusieurs messages « clés en main » ont été diffusés sur Telegram, pour harceler plusieurs personnalités comme par exemple l’ancienne humoriste devenue entrepreneuse Bouchra Beno.
« J'espère que vous aimez bien manger du pro Palos (NDRL pro-palestinien) au petit déj. En tous cas je suis sûr que notre amie BOUCHRA va passer une belle journée et rien que pour ça, MERCI ACHEM », déclarait à cet effet l’un des membres après avoir publié l’adresse, le numéro de téléphone, le mail et les noms des associés de la jeunes femme.
Un mail « type » a, par ailleurs, été diffusé afin de la menacer en des termes qui laissent peu de place au doute.
« Nous t'avons à l'œil », « nous sommes déterminés », « ton comportement a déjà été signalé et continuera de l'être », « ce mail n'est pas une simple mise en garde, c'est la promesse d'une lutte acharnée contre l'intolérance que tu propages. Change de cap maintenant, c'est ton dernier avertissement » et « nous te sommons de cesser immédiatement. Sinon, sois prête à en assumer les répercussions », peut-on notamment lire dans l’un des courriels préparés à l’attention de Bouchra Beno.
- L’action violente comme finalité
Une fois les premières étapes passées, et considérant que leurs objectifs sont affaiblis, les membres peuvent basculer vers un autre groupe « Am Israël - Team Cyber » et au sein duquel le niveau de violence se veut supérieur.
« L’organisation de la team cyber se fait dans un autre groupe très fermé, les actions les plus violentes auront lieu la bas », faisait valoir « Sh4d0w M3t4 » après la création du canal, en exhortant ses abonnés à cacher le mieux possible leurs informations personnelles afin de ne pas être identifiés et retrouvés.
Auprès d’Anadolu, deux des cibles affirment avoir reçu des appels téléphoniques de personnes se faisant passer pour des livreurs pour obtenir les codes d’accès à leurs résidences, tandis que d’autres ont reçu des mails leur demandant de compléter leurs adresses postales pour finaliser la livraison d’un colis.
Des appels à se regrouper en région parisienne (92, 94 et 95) et signés par les initiales « MK » ont, par ailleurs, été passés sur divers groupes, afin de « constituer (…) des équipes efficaces, entraînées et disponibles à toute heures en cas d'urgence ».
« Si tu as entre 25 et 40 ans (homme ou femme), que tu as du temps à consacrer à ta communauté ! De jour comme de nuit ! Que l'action ne te fait pas peur ! Que tu peux gérer des situations de stress... alors rejoins nous ! », mentionne par exemple l’appel à candidature tandis que le contenu des appels et des messages vocaux laissés sur les répondeurs de certaines victimes font redouter le pire.
Des menaces de viols, de sévices, et de punitions collectives se mêlent à des injonctions à ne plus critiquer ou parler d’Israël sous peine de représailles, comme en attestent plusieurs enregistrements obtenus et consultés par Anadolu.
- Un choix de cibles stratégiques
De prime abord, la liste des personnalités ciblées ne relève d’aucune logique particulière si ce n’est qu’elle vise des personnalités influentes ayant exprimé leur soutien à la cause palestinienne.
Des noms de journalistes se mêlent à ceux d’avocats, de députés et d’influenceurs qui ne sont, néanmoins, pas choisis au hasard et la portée hautement politique de cette liste est clairement palpable.
Yassine Belattar, dont le numéro de téléphone était recherché par les membres de plusieurs groupes, a en effet été nommé par Emmanuel Macron au conseil des villes pour travailler sur la question des banlieues.
L’humoriste d’origine marocaine a essuyé, ces derniers jours, une vague d’acharnement médiatique après avoir été reçu à l’Élysée pour évoquer la situation des quartiers populaires à l’heure où les tensions identitaires se font de plus en plus prégnantes en lien avec le conflit au Proche-Orient.
Guillaume Meurice, qui a lui aussi subi le harcèlement d’activistes franco-israéliens, a pour sa part été entendu par la police après un sketch sur Benyamin Netanyahu sur France Inter.
De nombreux députés LFI dont David Guiraud, Mathilde Panot, Louis Boyard et Danièle Obono, ont par ailleurs vu leurs coordonnées être publiées en ligne mais le nom d’un autre député apparaît sur Telegram.
Le propriétaire du groupe « Am Israël - Team action » se targue, en effet, d’être en contact direct avec le député franco-israélien, Meyer Habib, et de lui envoyer régulièrement des informations sur ses cibles.
Un internaute assure enfin être en contact avec Amine El Khatmi, ancien socialiste, et ex-président du Printemps Républicain, dont le nom est évoqué pour faire « des signalements ».
Le nom d’Amine El Khatmi est récemment apparu dans la presse pour une potentielle investiture d’extrême-droite aux prochaines élections européennes.
« Il va finir par y avoir un mort. Ces gens vont tuer un arabe au hasard pour faire un exemple. Je ne vois pas d’autre issue à cette escalade de violence et de menaces qui va faire basculer le pays dans une catastrophe », confie à Anadolu l’une des cibles sous couvert d’anonymat.
À l’heure où des milices d’ultradroite mènent des expéditions punitives dans des quartiers populaires pour en découdre avec les habitants issus de l’immigration comme ce fut le cas samedi à Romans-sur-Isère, dimanche à Rennes et lundi soir à Lyon, l’inquiétude se fait largement ressentir quant à des risques d’affrontements communautaires. [AA]