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Khare Diouf, ambassadeur du Sénégal au Cameroun, a soutenu une thèse de doctorat en philosophie de l’université Paris-Nanterre

Mercredi 17 Mai 2023

Ambassadeur du Sénégal au Cameroun, Khare Diouf a soutenu « avec succès » ce 17 mai 2023 à l’université Paris-Nanterre une thèse de doctorat en philosophie sur le thème : « Religion et politique chez Habermas. La démocratie délibérative et les défis du vivre ensemble dans les sociétés post-séculières. » Le Pr Souleymane Bachir Diagne était membre du jury. Ci-dessous, le texte introductif présenté par le diplomate.


L'ambassadeur Khare Diouf, désormais docteur en philosophie
L'ambassadeur Khare Diouf, désormais docteur en philosophie

Pourquoi une thèse sur Habermas et précisément sur la manière dont il perçoit les rapports entre politique et religion ? Quel problème spécifique ai-je voulu prendre en charge pendant ces six années de recherche ? Quels enjeux spécifiques s’attachent à la résolution de ce problème ? Quelle méthodologie ai-je utilisée dans mes investigations ? Et à quels résultats suis-je parvenu ?
 
Concernant le premier point, il s’agit de préciser rapidement que mes lectures de Habermas se situent dans le prolongement de mes travaux académiques antérieurs, notamment de mon mémoire de maîtrise, soutenu en 1997 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et qui portait sur la critique de la civilisation industrielle chez Herbert Marcuse. En tant que membre de l’École de Francfort au même titre que ce dernier mais appartenant à ce que l’on appelle la « 2ème génération » et dans laquelle il a exercé une influence décisive, Habermas, considéré comme un des penseurs majeurs de notre époque, s’est vite positionné comme un auteur incontournable dans le champ épistémologique dans lequel j’essaie d’inscrire mes recherches philosophiques.
 
Quant à la question spécifique des rapports entre religion et politique, elle m’a préoccupé très tôt à la fois en tant que citoyen et en tant qu’intellectuel en ce que depuis, des décennies, elle se pose avec acuité à la fois dans l’espace  public et dans l’espace académique et, plus globalement, impacte les relations entre États et la répartition des rôles des uns et des autres au sein de la communauté internationale, interpellant ainsi sous un angle spécifique le diplomate que je suis.
 
Se sont donc posées alors dès le début de mes réflexions les interrogations suivantes : Comment, dans les sociétés contemporaines marquées par ce que John Rawls a appelé « une situation de fait du pluralisme » et dans le contexte d’une modernité ambivalente, articuler religion et raison publique ? Comment, sans renoncer aux idéaux de liberté individuelle et collective, aux rêves d’émancipation et d’autonomie de la modernité, aménager de la place pour la pratique religieuse au profit de ceux pour qui la religion occupe une place ? Comment, dans un contexte de pluralité religieuse et de liberté de conscience protégée par les lois existantes, accueillir le discours religieux dans l’espace public sans fragiliser le lien qui tient la communauté politique ? Quels concepts juridiques, politiques et philosophiques peuvent être mobilisés pour organiser la persistance de la religion dans des sociétés qui continuent malgré tout à se séculariser ? Comment penser une laïcité ouverte et citoyenne qui ne soit pas facteur de discrimination ou d’exclusion à l’encontre de certains citoyens ? Comment et à quelles conditions « les réserves inépuisées des traditions religieuses », selon la belle expression de Habermas, peuvent être mobilisées pour une meilleure prise en charge des questions qui se posent aux citoyens de la modernité et en face desquelles la raison nue ne fournit, très souvent, que des réponses insatisfaisantes ?
 
Dans les faits,  comme par une sorte « de retour du refoulé », on assiste un processus de « dé-privatisation de la religion » par des citoyens de plus en plus nombreux qui n’entendent plus renoncer ni à leur identité religieuse ni à leur à leur droit de citoyens de prendre part, activement et à tous les nouveaux légaux, au processus de délibération démocratique sur des questions cruciales comme la réforme de l’éducation, la protection de l’environnement, la solidarité à l’égard des plus démunis, l’accueil des migrants, le début et la fin de vie etc.
 
Malheureusement, et il faut le préciser, ce n’est pas toujours sous les meilleurs auspices que la religion ou ceux qui parlent en son nom sont présentés dans l’espace public, notamment depuis l’émergence de ce que l’on désigne sous le vocable de fondamentalisme religieux.
 
Examiner par le biais de la pensée critique ce phénomène de persistance et de résilience de la religion dans les sociétés où la sécularisation se poursuit apparaît dès lors comme « un défi cognitif » qui nous interpelle sur le mode l’urgence. Observateur averti et attentif de la  situation intérieure de son pays et de la scène internationale, Jürgen Habermas ne pouvait rester sourd à cette problématique et a consacré à celle-ci un nombre important de publications, notamment à partir des années 2000.
 
C’est ainsi que la sortie, en 2008, de la traduction en français de Naturalisme et religion et dont je n’eus à l’époque qu’un faible écho, à travers une note de présentation de Jean-Claude Monod, sonnât comme une révélation confirmant une intuition que j’avais depuis ma rencontre avec la théorie critique et de manière générale, celle selon laquelle il faudrait repenser, pour le bien de l’humanité, les rapports entre religion et politique au lieu de s’enfermer dans une opposition figée et systématique qui n’a, dans tous les cas, pas permis de réaliser les promesses de libération et d’épanouissement dont le projet de la modernité était porteur.
 
C’est fort de tout cela que la décision d’aller plus à fond dans la lecture de Habermas fut prise. Je me suis rendu vite compte du caractère titanesque de la tâche tant l’œuvre du philosophe allemand nonagénaire que la revue Esprit n’a pas hésité à désigner comme « le dernier philosophe » est gigantesque – plus de 70 ans de pratique philosophique régulière, quelques 80 titres et plus de 500 articles et conférences.
 
Il fallait donc procéder avec méthode. C’est ainsi que j’ai opté de lire Habermas en ayant en arrière perspective une bonne partie de l’histoire de la philosophie avec des philosophes classiques qui ont fortement influencé sa pensée (Marx, Kant, Hegel, etc.) des auteurs contemporains comme John Rawls mais également d’autres penseurs issus d’autres univers comme Max Weber, Émile Durkheim, etc.
 
Ne pouvant prétendre dans le cadre d’une recherche de cette nature embrasser tous ces auteurs et maitriser complètement les écrits sur la question, j’ai pris l’option de circonscrire mon domaine d’investigation, certes de manière non complètement limitative, à certains ouvrages de Habermas qui m’ont paru les plus fondamentaux, notamment La théorie l’agir communicationnel qui peut à juste titre être considéré comme le socle de l’œuvre, Le discours philosophique de la modernité, Droit et démocratie, Naturalisme et religion, L’espace public, L’avenir de la nature humaine, Morale et Communication, L’éthique de la discussion, les petits écrits politiques et de nombreux articles publiés soit dans des revues, soit rassemblés dans sommes comme Parcours, ou sa récente Histoire de la philosophie, paru alors que j’avais déjà entamée cette thèse et dans laquelle Habermas poursuit la réflexion sur le sujet qui nous occupe. Pour ce qui concerne les autres auteurs, Max Weber, John Rawls et Marcel Gauchet ont attiré particulièrement mon attention sans que soient exclus des commentateurs de Habermas comme Jean-Marc Ferry, Charles Taylor, Jean-Marc Larouche, Guy Jobin, Jean Marco etc.
 
Du point de vue de l’approche, bien que nous ayons eu à cœur de faire ressortir les différentes évolutions de la pensée de Habermas pour ce qui touche à sa conception de la religion, il ne nous a pas semblé indiqué de suivre une démarche de type chronologique mais plutôt une approche dialectique en cherchant, sans perdre de vue les permanences et les ruptures, à mettre l’accent sur les justifications théoriques que Habermas donne à sa position sur la question de la religion et de la place qui doit lui être assignée, tout en essayant chaque de débusquer les sources ou les contextes qui ont influencé celle-ci. Cette démarche s’explique par le fait que la pensée de Habermas constitue un dialogue continu avec des auteurs passés et présents et qu’il prend toujours le soin d’indiquer ce qu’il leur emprunte et de préciser ce qu’il leur reproche au cas où il ne partage pas leurs préconisations. Du reste, il ne se prive jamais de retravailler les concepts issus d’autres contacts pour les intégrer à son propre corpus théorique.
 
Ainsi, dans le cadre de cette démarche qui s’est voulu dialectique, notre travail a comporté trois grandes parties. Dans la première, nous avons tenté d’examiner les relations entre raison et religion en essayant de montrer que la perception habermassienne a connu plusieurs évolutions en ce que membre de la 2è génération de l’École de Francfort et ayant été influencé par Max Weber, le jeune Habermas a d’abord développé une conception très critique vis-à-vis de la religion considérée comme « une réalité aliénante ». Plus tard, il va relativiser sa position en reconnaissant que la religion pouvait quand-même servir de « source de consolation » à certaines existences éprouvées mais tout en maintenant qu’elle devait rester confinée dans l’espace privé. C’est vers le début des années 2000 qu’une inflexion forte aura lieu dans la pensée de Habermas puisque le philosophe allemand va, dans le sillage de sa critique renouvelée de la modernité, préconiser que même sans concevoir un quelconque ré-enchantement du monde, la modernité qui a tendance souvent « à sortir des rails » gagnerait à s’ouvrir aux ressources inépuisées des traditions religieuses pour prendre en charge des questions d’une complexité inédite comme celles relatives à la fin de vie, au début de la vie, à la place de l’embryon, aux relations entre l’homme et les autres espèces vivant et en face desquelles la raison nue semble complètement démunie.
 
Dans la 2è grande partie nous examinons la conception de la politique telle que la conçoit Habermas et la place que la raison communicationnelle occupe dans celle-ci. Nous insistons en particulier sur la démocratie délibérative qui constitue à ses yeux le modèle politique le plus approprié pour les sociétés contemporaines. Nous avons également essayé de voir comment les évolutions intervenues dans les relations internationales ont poussé Habermas à dépoussiérer, pour le retravailler, le projet kantien d’établissement une entité cosmopolitique.
 
Dans la troisième et dernière partie, nous revenons à notre questionnement initial en cherchant à savoir la place et le rôle qui doivent revenir à la religion dans l’espace public et comment aménager ce dernier de telle sorte à préserver les acquis démocratiques fondamentaux, notamment la liberté, la liberté de conscience et de religion ainsi que les droits de l’homme, dans un esprit de vivre-ensemble harmonieux.
 
Alors, qu’en est-il des conclusions auxquelles nous sommes parvenus au terme de cette investigation ? Elles peuvent se résumer en 10 points :
 
Le diagnostic d’une modernité qui, s’étant coupée des ressources de la tradition et de la religion,  éprouve des difficultés considérables à répondre adéquatement aux attentes des citoyens dans bien des domaines nous parait fort utile comme point de départ de la réflexion sur l’organisation des sociétés contemporaines ;
 
Sans verser dans un pessimisme handicapant vis-à-vis de la raison et en inventant le paradigme de la raison communicationnelle, Habermas parvient à sauver la raison contre le défaitisme qui couvait dans la critique de la modernité ;
 
L’intersubjectivité que cette raison communicationnelle met au cœur de la praxis sociale représente, à notre sens, un outil puissant dans la recherche de réponses aux questions d’ordre moral et politique qui assaillent les sociétés contemporaines ;
 
Il nous semble qu’après Habermas, il ne sera plus possible, du moins à bonne raison, de vouloir exclure complètement la religion et les porteurs de foi de l’espace public au prétexte de respect de la laïcité de l’État.
 
L’idée d’un recours aux « résidus de sens » et aux principes normatifs longtemps archivés dans les traditions religieuses nous parait opportune pour conjurer les tares de la modernité ; Cela se justifie d’autant plus que le politique est sollicité aujourd’hui par des questions inédites, d’une grande complexité et en face desquelles la rationalité juridique, issue de la modernité libérale, se trouve fortement ébranlée.
 
A propos des modalités pratiques de mobilisation des « résidus de sens » encore enfouis dans les traditions religieuses et de l’implication des citoyens religieux dans le débat public, la proposition habermassienne de favoriser leur traduction, chaque fois que c’est possible, dans un langage séculier et compréhensible par tous, y compris par la coopération des citoyens séculiers, nous semble être une bonne option pour faciliter la compréhension entre citoyens.
 
La promotion d’une laïcité ouverte en lieu et place d’une « laïcité de combat », dogmatique et insensible à la diversité, constitue une voie salutaire pour le renforcement de la démocratie et de l’État de droit dans nos sociétés contemporaines marquées par une pluralisation croissante que l’on peut présumer comme irréversible ;
 
La participation de tous les citoyens au débat public politique requiert, outre une laïcité ouverte, beaucoup de volonté et d’ouverture de la part de tous les citoyens. La tolérance, le respect et la culture du dialogue sont des réquisits indispensables que seuls les citoyens d’une démocratie avancée et avec un niveau de culture et d’instruction élevé peuvent réunir.
Enfin, il est possible, contre tout défaitisme, de penser une société plurielle où les citoyens religieux vivent et pratiquent correctement leur foi et où ceux qui ne sont pas motivés religieusement ne soient pas obligés de croire et où tous se comportent comme des citoyens libres et égaux et participent, à dignité égale, à la bonne marche de la communauté politique. Si donc le vivre-ensemble apaisé et harmonieux se présente pour beaucoup comme une utopie, il est permis de penser que c’est une utopie qui peut se réaliser et Habermas a indiqué des pistes intéressantes à ce sujet qu’il nous faudrait approfondir en vue de sa réalisation.
 
Dans un contexte marqué par le retour de la guerre dans des zones où elle n’était plus attendue et l’exacerbation des conflits de basse intensité à travers le monde, l’insistance habermassienne sur la nécessité de promouvoir le dialogue pour régler les différends et organiser les relations au sein et entre les États ne peut qu’être saluée.
 
Cependant, pour séduisante qu’elle paraisse, la théorie habermassienne des rapports entre politique et religion, n’en présente pas moins, à notre sens, des signes de fragilité, notamment :
 
- sa conception trop optimiste, pour ne pas dire naïve, des relations humaines fondée sur le postulat que les hommes, en général, disent ce qu’ils pensent et pensent ce qu’ils disent et qu’ils sont mus par le bien commun dans les interactions quotidiennes avec leurs semblables ;
 
- sa perception de la religion qui nous semble trop instrumentale car celle-ci n’est sollicitée par lui que pour combler les déficits de la raison politique ; et, pour finir ;
 
- le fait que si Habermas parle de la religion, il parle presque exclusivement du christianisme. Or, la nécessité de prendre en charge le phénomène de la persistance de la religion et de son renouveau ne devrait se limiter ni à la religion chrétienne, ni à la sphère occidentale surtout pour un auteur comme lui qui prône la construction d’un ordre cosmopolitique.
 
Je vous remercie de votre aimable attention !
Khare DIOUF
 
 
 
 
 
Nombre de lectures : 370 fois


1.Posté par THIANG le 17/05/2023 16:19
Félicitations à Docteur, Excellence Khare pour son amour pour la recherche.
Merci beaucoup Momar pour le travail abattu chaque jour pour informer juste et utile

2.Posté par THIANG le 17/05/2023 16:19
Félicitations à Docteur, Excellence Khare pour son amour pour la recherche.
Merci beaucoup Momar pour le travail abattu chaque jour pour informer juste et utile

3.Posté par Hady Niang le 19/12/2023 08:06
Mes félicitations à Monsieur Khar Diouf, j'aimerais si possible avoir son mail pour échanger dans le cadre de sa thèse car j'ai la même préoccupation que ma sienne dans sa thèse, mais cette fois ci dans le contexte de la philosophie en islam.

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