C’est à la vitesse grand V que l’assemblée nationale sénégalaise va sous peu transformer en loi le projet d’amnistie générale du président Macky Sall adopté le 28 février en conseil des ministres. A moins d’un improbable retournement de situation, tous les événements meurtriers survenus lors des manifestations politiques entre le février 20121 et février 2024 seront ‘’effacés’’ de l’histoire récente du pays comme n’ayant jamais ‘’existé’’. Majoritaire, le groupe parlementaire présidentiel a ‘’discuté » du projet en conférence des présidents lundi 4 mars. Aujourd’hui, la commission des lois va sans doute la valider avant la séance plénière prévue le 6 mars pour son adoption définitive.
Selon l’article 1 du projet de loi, « sont amnistiés, de plein droit, tous les faits susceptibles de revêtir la qualification d’infraction criminelle ou correctionnelle, commis tant au Sénégal qu’á l’étranger, se rapportant à des manifestations ou ayant des motivations politiques, y compris celles faites par tous supports de communication, que leurs auteurs aient été jugés ou non. »
« Décrispation et apaisement »
Sur les trois années considérées par le projet d’amnistie, les violences politiques ont fait plusieurs dizaines de morts - une soixantaine, selon Amnesty International, une centaine selon Pastef, le parti de l’opposant Ousmane Sonko emprisonné depuis juillet 2023. Le pic des manifestations s’est déroulé en mars 2021 quand le populaire leader de Pastef a dû faire face à la justice après des accusations de viol contre une employée d’un salon de massage. Les affrontements entre ses partisans et les forces de sécurité sénégalaises ont fait alors au moins une vingtaine de tués durant plusieurs jours.
Au lendemain du procès de ladite affaire, en juin 2023, la répression s’est de nouveau abattue sur les manifestants « patriotes » avec un bilan lourd : 15 selon le ministère de l’intérieur. Pour sa part, Amnesty International a fait état d’au moins une trentaine de morts « documentés ». Dans ces deux périodes, plusieurs centaines de militants Pastef et d’activistes de la société civile ont été arrêtés et jetés en prison. Un grand nombre d’entre eux ont d’ailleurs commencé á être libérés en février.
L’amnistie présidentielle pourrait également concerner les manifestations qui ont suivi le report de l’élection présidentielle du 25 février 2024. Elles ont fait au moins 4 morts dont 2 étudiants de l’université Gaston Berger de Saint-Louis, des dizaines de blessés et plusieurs centaines d’arrestations, d’après les comptes de l’opposition et de la société civile.
Pour justifier les motivations du projet d’amnistie, l’Exécutif sénégalais parle d’« apaisement du climat politique et social » et de « renforcement de la cohésion nationale » mise à mal par les événements susvisés. Selon l’exposé des motifs transmis aux parlementaires, cette amnistie devrait « permettre à certaines personnes qui ont eu maille à partir avec la justice de participer pleinement á la vie démocratique. »
Au niveau du pouvoir, plusieurs voix ont exprimé leur opposition au projet, mais le chef a naturellement obtenu l’assentiment de son parti et le soutien de la plupart de ses alliés de la coalition Benno Bokk Yaakaar (Bby). C’est donc hors de la sphère présidentielle qu’il faut trouver les opposants les plus déterminés à ce qui est considéré comme une prime à l’impunité.
Thierno Alassane Sall, candidat à l’élection présidentielle, dénonce, pour les victimes décédées des manifestations de 2021-2024 « une seconde mort, un second crime » que serait l’octroi d’une « impunité » sans que « la vérité » ait été établie au préalable.
« On fait amnistie de quoi » ?, s’interroge Aminata Touré. Je ne suis pas pour que l’on amnistie ceux qui ont volontairement tiré sur des enfants, sur des jeunes qui ont perdu la vie à la fleur de l’âge. Je suis contre l’impunité », affirme l’ancienne première ministre et ex ministre de la Justice à l’émission ‘’Objection’’ sur la radio Sud-Fm.
Très présente dans le suivi des événements politiques et de leur basculement dans la violence, Amnesty International affirme que l’adoption d’une loi d’amnistie générale serait un « affront » infligé aux victimes et á leurs familles.
Vérité d’abord, réconciliation ensuite
L’ONG réclame sans cesse des enquêtes indépendantes sur toutes les personnes tuées lors des manifestations politiques réprimées par les policiers et les gendarmes. Elle avait espéré que l’engagement en mars 2021 du président Macky Sall de faire ‘’toute la lumière’’ sur les événements d’alors aboutît. Il n’en est rien trois ans après.
Selon Amnesty International, le vote d’une telle loi « serait un manquement de l’Etat sénégalais à ses obligations en matière de justice, de vérité et de réparation envers les familles des victimes ».
« Plus de 60 personnes ont perdu la vie lors des manifestations depuis février 2021, et 15 familles attendent toujours que justice leur soit rendue », insiste Amnesty. Qui milite pour que les protagonistes des événements considérés qui sont soupçonnés d’avoir commis des homicides illégaux soient traduits devant les juridictions civiles ordinaires.
Aux premières heures de l’annonce du projet d’amnistie générale, le Forum civil avait radicalement attaqué un véritable « permis de tuer et de détruire » qu’il juge « incompatible avec une vraie réconciliation nationale. »
Sous cet angle, la branche sénégalaise de Transparency international (Ti) estime que le pouvoir politique et la justice doivent « situer d’abord les responsabilités » à l’origine de la mort de dizaines de Sénégalais. Ceci est le « socle indispensable d’une réconciliation nationale véritable » qui doit reposer uniquement « sur la vérité et la justice », et non sur d’autres considérations.
Si le président Macky Sall est accusé de vouloir, en filigrane, protéger ses propres arrières et celles d’un grand nombre de décideurs potentiellement responsables des violences et de la répression, notamment au sein de la police et de la gendarmerie, le projet d’amnistie ne manque pas d’embarrasser le parti Pastef et de gêner son chef, figure centrale de l’opposition sénégalaise.
En effet, Ousmane Sonko pourrait être le principal bénéficiaire de cette « mise en oeuvre des mesures de décrispation » entamées au forceps par son ‘’meilleur ennemi’’, le président Macky Sall. Mais officiellement, Pastef ne veut pas de cette loi dont il n’est pas demandeur. Il réclame plutôt la libération de « tous les détenus politiques » qui peuplent les prisons sénégalaises, en particulier à Dakar et à Ziguinchor, et dont l’essentiel serait de sa mouvance. Parmi eux, il y a Bassirou Diomaye Faye, candidat de la mouvance Pastef désigné par Sonko lui-même pour « porter le projet ».
Cadeau empoisonné pour Sonko et Cie ?
Que vont faire les députés de la coalition Yewwi askan wi à laquelle appartient Pastef ? Le projet de loi d’amnistie n’est pas loin d’être un cadeau politique empoisonné, surtout pour ‘’les patriotes’’ contraints par le pouvoir de faire un choix public dont les conséquences impacteront irrémédiablement sa crédibilité morale.
Cette posture, inconfortable et piégeuse à la fois, est amplifiée par l’évidente dissension interne qui traverse la mouvance. Il y a ceux favorables á la tenue de l’élection présidentielle dans les délais légaux (fixés et rappelés par le Conseil constitutionnel), sous la bannière du mot d’ordre ‘’Diomaye mooy Sonko’’. Il ya ceux qui, de manière diffuse ou affirmée, militent pour une reprise intégrale de tout le processus électoral avec le voeu que Sonko puisse être de la partie pour « porter le projet ».
Depuis le début de la crise le 3 février avec le discours du président Macky Sall, une des tactiques du pouvoir a consisté à établir un lien (de cause à effet) entre l’annulation éventuelle du processus électoral qui repartirait de zéro, et le projet d’amnistie générale qui remettrait Ousmane Sonko dans le jeu présidentiel. Ce lien n’existe pas, ni en fait ni en droit. C’est une perspective brandie pour obtenir de la frange militante de Pastef ‘’génétiquement’’ liée à Ousmane Sonko une adhésion et un soutien tant au « dialogue politique » (qui a vécu) qu’au projet d’amnistie générale (en cours à l’assemblée nationale).
Le pouvoir joue sur l’émotion populaire comme composante d’une entreprise politique de « décrispation » et d’« apaisement », comme souligné dans les motifs du projet d’amnistie générale. Qui chez les militants de Pastef ne souhaite pas que Sonko sorte de prison pour renouer avec la foule de ses partisans et, substantiellement, redevienne l’unique porteur du ‘’projet’’ dans une élection rendue inclusive ?
Le vote de la loi prévue ce mercredi et l’attitude des parlementaires de Pastef donneront encore plus d’indications sur l’embarras causé par le ‘’Macky’’ et dont les conséquences ne risquent pas d’être négligeables dans un hémicycle ou les pourfendeurs de l'impunité ne seront ni au chômage ni mal à l'aise pour dénoncer une "loi indigne"...