Les explications volontaristes du Premier ministre Aminata Touré n'y feront rien. La nomination de Me Sidiki Kaba à la tête du ministère régalien de la Justice est une grave erreur de jugement dans laquelle est certainement impliqué le président de la République. Elle l'est d'autant plus que les états de service de cet avocat, sympathique et bretteur à souhait, ne laissent aucun doute sur la nature de ses convictions morales et humanistes, moult fois déclinées aux quatre coins de l'Afrique et du monde, sans complexe, avec courage et détermination. Il faut le lui reconnaître sans ambages.
Ce qui est en cause ici, c'est l'incohérence et l'imprudence qui ont présidé au placement de Me Kaba à la Justice. Le chef du gouvernement, vraisemblablement, savait que l'acte ainsi posé ferait se naître beaucoup d'interrogations. C'est peut-être pour cela qu'il ne s'est pas privé, depuis son arrivée à la Primature, de rappeler avec une insistance presque suspecte la poursuite irréversible de la traque des biens mal acquis (BMA), même en son «absence». L'incohérence, ce n'est point qu'il ne doive plus s'en occuper au quotidien, c'est de choisir d'en laisser la direction à un adversaire irréductible de la Cour de répression de l'enrichissement illicite (CREI), en l'occurrence Me Sidiki Kaba. Depuis sa réhabilitation au lendemain de l'accession au pouvoir de Macky Sall, la Crei n'a pas cessé d'être attaquée par l'avocat Kaba dont l'un des clients, Bibo Bourgi, est justement une «prise» de l'institution judiciaire.
Hypothèse
Une hypothèse se dégage pour expliquer cette incohérence inattendue. Nous serions alors dans un scénario mûrement réfléchi où le président de la République et le Premier ministre voudraient donner une autre orientation à la traque des biens mal acquis. Me Sidiki Kaba n'étant pas prêt de renoncer à des convictions arrêtées contre la Crei, c'est l'Etat du Sénégal qui rabaisse ses ambitions sur le dossier. Le signal de ce renoncement à haute voix est survenu quelques jours avant la chute du précédent gouvernement, quand Tahibou Ndiaye s'est extirpé du guêpier de la prison en gardant légalement, avec lui et pour lui, environ 50% des «biens mal acquis» que la Crei indique avoir recensés dans son patrimoine ! La médiation pénale étant devenue le nouveau mantra des autorités, Me Kaba serait ainsi chargé d'en coordonner l'exécution, ce qui faciliterait au passage l'élargissement de son client, embastillé depuis plusieurs semaines.
L'incohérence, c'est aussi l'incapacité de l'Etat du Sénégal à assumer publiquement une rupture d'engagement qui consiste à substituer un «deal réaliste» à une entreprise jusqu’au-boutiste de récupération de tous les biens mal acquis qu'il ne se croit plus capable de poursuivre. C'est un renoncement politique qui trahit une promesse d'envergure car le vol est ainsi sanctuarisé qui légitime un nouveau mode de partage de butin. Les Sénégalais ne manqueront pas d'en faire l'évaluation, de toutes les façons.
L'imprudence, c'est l'autre face de la nomination de Me Sidiki Kaba au ministère de la Justice. Cet avocat foncièrement favorable à l'expression massive et intégrale de tous les droits humains partout et sous tous les cieux, n'a jamais arrêté de dénoncer la «vive répression de l'homosexualité au Sénégal», mettant cette «extrême sévérité» sur le compte de la «pression sociale», notamment «des islamistes et d'une partie de l'opinion publique hostile aux personnes ayant des orientations sexuelles différentes». «Quant à l'Etat (du Sénégal), qui se targue de défendre la démocratie et les droits de l'Homme, il vaudrait mieux qu'il s'engage sur le chemin de la dépénalisation de l'homosexualité», disait-il. D'où l'appel lancé aux députés sénégalais qui «doivent également se saisir de cette question au nom de la liberté sexuelle» de chaque individu (voir notre édition d'hier 4 septembre, page 7).
A quoi jouent-ils ?
Face à une telle franchise, on est presque obligé d'applaudir ! Mais cela ne va pas sans une demande d'explications au président de la République et à son Premier ministre. A quoi jouent Macky Sall et Aminata Touré autour de la question de l'homosexualité ? N'ignorant rien du degré de sensibilité de la question dans notre pays, les deux pôles de l'Exécutif ont sans doute leur propre feuille de route. Qu'ils se gardent bien de révéler ! Mais il n'est interdit à personne de penser que l'arrivée de Sidiki Kaba à la Justice vise à organiser le sabotage des fondements du principe de criminalisation des «actes anti-nature» au Sénégal. Le citoyen sénégalais lambda est libre de penser que partout dans le monde, il y a des basses besognes qu'il n'est pas indiqué de faire faire aux plus hautes autorités d'un Etat confronté à un phénomène de résistance sociale. Elles y laisseraient trop de plumes!
Incompatibilité
L'idée n'est pas tant d'incriminer cette pratique «contre-nature» présente dans une société sénégalaise à la fois conservatrice, animiste, religieuse et hypocrite sur les marges, que de pousser nos dirigeants à assumer leurs choix, sans faux-fuyant, courageusement, quel que soit le prix à payer. L'idée est encore moins de considérer le «loup» Sidiki Kaba comme un «infiltré» en mission de reconnaissance/action dans la bergerie judiciaire sénégalaise au profit de la cause homosexuelle, que d'attirer l'attention des autorités sénégalaises sur l'éthique de la réserve qui doit caractériser tout chef de Parquet. Nous sommes au Sénégal, en Afrique, pas ailleurs ! Les positions publiques pro-gay du nouveau ministre de la Justice ne sont donc pas forcément compatibles avec la sérénité et la lucidité dont le secteur a besoin pour fonctionner dans l'intérêt supérieur du peuple souverain du Sénégal. Sa nomination est un facteur évident de conflits avec de larges franges de la société, aussi longtemps qu'il devra occuper cette station.
Clairement, et on le voit, les compétences de Me Sidiki Kaba, unanimement saluées dans le monde judiciaire, ne sont pas en cause. Son engagement depuis plusieurs décennies au service des droits humains dans le monde, sa défense des opprimés partout où son expertise a été sollicitée, plaident en sa faveur. Mais pour ce coup-ci, note un magistrat approché par EnQuête (voir notre édition d'hier mardi), Me Kaba, plus qu'à un conflit d'intérêts, se trouve fondamentalement confronté à «un conflit de convictions».