Le jeudi 26 septembre, le Premier ministre Ousmane Sonko a présenté à la presse l’état des lieux des finances publiques du pays. Incontestablement, cet exercice est à saluer. Dire la vérité sur la situation économique réelle du pays est un acte salutaire et en même temps un engagement à toujours dire la vérité sur la réalité du pays et à gouverner dans la transparence. Mais on retiendra surtout les très graves accusations portées contre le régime sortant qui a maquillé les chiffres, menti au peuple et à ses « partenaires » sur l’état des finances publiques, notamment sur la dette publique et le déficit budgétaire. Alors, la question qui devrait être sur toutes les lèvres est celle-ci : pourquoi Macky Sall et ses ministres ont-ils fait cela ?
L’obsession avec le « climat des affaires »
Plusieurs commentateurs et la plupart des médias, y compris « Le Soleil » du samedi 28 septembre, ont mis l’accent sur, les « risques » encourus par le Sénégal auprès des marchés financiers et des investisseurs. Certains redoutent l’impact sur la « crédibilité » de la signature du Sénégal, etc. Apparemment, le Premier ministre Ousmane Sonko, semblait plus préoccupé par la teneur des informations qu’il voulait partager avec le peuple sénégalais que par les réactions des marchés. C’est l’obsession à chercher à « rassurer » les investisseurs étrangers et les marchés qui a sans doute perdu le régime de Macky Sall et l’a poussé dans une spirale de mensonges et de falsifications des chiffres.
Beaucoup se souviennent de la préoccupation obsessionnelle du régime sortant à présenter un tableau reluisant du pays afin d’obtenir un bon « classement » dans la publication de la Banque mondiale appelée « Doing Business » (DB). Ce machin, qui était une vraie escroquerie, servait d’instrument de manipulations des chiffres et de distillation de mensonges dans le but de forcer les pays à libéraliser davantage leurs économies. Il fut finalement jeté à la poubelle le 16 septembre 2021, suite à un énième scandale! A l’époque où le DB hantait le sommeil des dirigeants africains, la presse sénégalaise avait fait état « d’une nuit blanche » de Macky Sall après un « mauvais classement » du Sénégal ! Alors pour éviter d’autres « nuits blanches » au Président, des consignes fermes avaient sans doute été données pour améliorer « le climat des affaires » afin d’obtenir une meilleure note dans les prochaines éditions du DB. Dès lors, il n’est pas impossible que les services du ministère des Finances se soient adonnés à une manipulation des chiffres pour atteindre cet objectif.
L’amélioration du « climat des affaires » fait partie du credo néolibéral selon lequel l’ouverture d’un pays aux investisseurs étrangers est indispensable pour stimuler la croissance. C’est surtout une croissance tirée par les exportations de produits de base, renforçant ainsi le caractère extraverti des économies africaines, comme celle du Sénégal. Et les mesures destinées à amélioration le « climat des affaires » ont coûté très cher au pays. Mais le régime de Macky Sall voulait aller plus loin encore dans son allégeance au credo néolibéral. Du 6 au 8 juillet 2023, le Sénégal avait organisé à Dakar la première édition du forum international « Invest in Senegal ». Lors de la séance de clôture, le Premier ministre Amadou Bâ disait que « le Sénégal est et restera un pays Open to Business » ! Le père Léo a dû se retourner dans sa tombe !
Eviter l’impasse néolibérale
Le nouveau régime ne doit pas emprunter cette voie. Il doit éviter d’être obsédé par les réactions des marchés financiers et des investisseurs privés. Sinon, il risque de perdre sa souveraineté dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques économiques. Avec le recours aux investissements privés étrangers, le Sénégal et les autres pays de la région perdent doublement. Ils octroient des incitations et exonérations fiscales pour attirer les investisseurs qui ensuite organisent des fraudes et évasions fiscales qui privent davantage les pays de ressources financières. On estime qu’en Afrique de l’Ouest, les avantages fiscaux offerts aux multinationales coûtent aux pays plus de 10 milliards de dollars par an, Pour combler ces pertes, ils se tournent vers les marchés financiers et accumulent une dette commerciale qui prend des proportions de plus en plus inquiétantes.
L’obsession avec le « climat des affaires », favorise également les flux financiers illicites, provenant surtout du secteur extractif. En effet, la libéralisation du commerce est une source d’évasions fiscales massives. Selon le rapport 2020 de la CNUCED sur l’Afrique, les flux illicites liés à la libéralisation du commerce ont contribué à hauteur de 58,7% aux flux financiers illicites estimés annuellement à 88,6 milliards. Les pays d’Afrique de l’Ouest sont parmi les principales victimes de ce fléau, dont le Sénégal, avec une fuite des capitaux évaluée à un peu plus de 5% de son produit intérieur brut (PIB). Poursuivre de telles politiques mettrait le pays dans un cercle vicieux qui le rendrait encore plus dépendant de l’extérieur, aliénant ainsi sa souveraineté dans l’élaboration de ses politiques économiques.
Changer de paradigme
Il faut donc éviter ce cercle, en révisant la politique à l’égard des investisseurs étrangers et le recours aux marchés financiers, sans toutefois totalement renoncer à ces sources de financement. En fait, ce qu’il faut c’est un changement de paradigme en matière de financement de l’économie, en privilégiant la mobilisation des ressources internes et d’autres pistes. Cela est possible si l’Etat se donne les moyens de taxer les profits des entreprises étrangères, notamment dans le secteur extractif. Les redressements fiscaux entamés par le régime ont montré tout le potentiel qui existe sur le plan intérieur. La Commission économique pour l’Afrique (CEA) affirme qu’en améliorant leurs capacités de recouvrement des impôts, les pays africains pourraient augmenter leurs recettes fiscales de 3 à 5% du PIB.
En dehors de la mobilisation des ressources internes par la politique fiscale, il existe une autre source intéressante de financement pour le Sénégal, avec les envois des migrants, qui sont estimés à 10-12% du PIB. Ces envois pourraient être transformés en un important levier pour l’investissement productif. Par exemple, l’Etat pourrait étudier la possibilité d’émettre des bons du Trésor destinés à la diaspora, libellés en devises mais remboursables en monnaie nationale.
Enfin, la coopération Sud-Sud constitue une importante source de financement pour le Sénégal. C’est une coopération basée sur des relations horizontales et qui est en train de prendre le dessus sur la coopération Nord-Sud, vu le poids économique et financier de plus en plus important du Sud Global, avec les BRICS + dont le produit intérieur brut (PIB) a dépassé celui du G 7, composé des Etats-Unis et de leurs principaux alliés.
Demba Moussa Dembélé