Il est désormais admis que la pandémie du coronavirus va avoir de graves conséquences économiques et sociales pour le monde, comparables à celles de la Grande Dépression des années 1930. En effet, selon le FMI, l’économie mondiale connaîtra une récession cette année, avec la baisse de 3% de la croissance mondiale. En outre, elle perdrait quelque 9000 milliards de dollars en 2020 et 2021. D’autres sources indiquent que cette perte pourrait avoisiner les 12000 milliards de dollars ! De son côté, l’Organisation internationale du travail (OIT) prévoit des pertes d’emplois de 25 millions à travers le monde en 2020. L’industrie aéronautique est frappée de plein fouet, avec la quasi-totalité des flottes clouées au sol depuis plusieurs semaines. Les projections indiquent qu’elle va subir des pertes de plus de 250 milliards de dollars. Un chiffre qui sera sans doute révisé à la hausse. Quant à l’industrie touristique, elle est également quasiment à l’arrêt, partout dans le monde. Le commerce mondial va naturellement pâtir de ce marasme général, comme le souligne l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui prévoit une contraction sans précédent des flux commerciaux, allant de 13 à 32%. Pour ajouter à ce tableau déjà très sombre, l’ONG Oxfam prévoit que quelque 500 millions de personnes - un demi-milliard de personnes- risquent de tomber dans la pauvreté !
Les conséquences pour l’Afrique
C’est dans ce contexte général que des scénarios-catastrophes sont annoncés pour l’Afrique. Etant donné la nature extravertie de la plupart des économies africaines, surtout leur grande dépendance à l’égard d’exportations de matières premières, il est alors aisé de comprendre l’ampleur des conséquences économiques et sociales de la pandémie pour l’Afrique. Tous les rapports faits par les institutions africaines et internationales prévoient une récession qui pourrait plus importante que celle de l’économie mondiale et des pertes considérables des revenus. Le FMI projette une récession, avec un recul du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) de 1,6%. Les projections de la Banque mondiale sont encore plus pessimistes, puisqu’elle prévoit un recul du PIB du continent compris entre 2,1 et 5,1% en 2020, Quant à la Commission économique des Nations-Unies pour l’Afrique (CEA), ses projections oscillent entre un taux de croissance positif de 1,8% et un recul du PIB pouvant aller jusqu’à 2,6%. Dans le même temps, elle projette des pertes de recettes d’exportations d’au moins 100 milliards de dollars. Toutefois, le Secrétaire général de la Conférence des Nations-Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), le Dr. Mukhisa Kituyi, du Kenya, estime que les pertes de recettes d’exportations pour l’Afrique pourraient atteindre 500 milliards de dollars. Ces pertes seront aggravées par le recul des investissements directs étrangers, la fuite des capitaux et la baisse des envois des migrants africains. En ce qui concerne ces transferts, pour certains pays, comme le Sénégal, ils représentent plus de 10% du PIB. A la lumière de ces projections, on mesure l’ampleur des défis du continent africain pour combattre la pandémie et relancer ses économies. Pour faire face à cette situation explosive, l’Afrique comptait en grande partie sur «l’aide » de la « communauté internationale », surtout sur le G20 et les institutions financières multilatérales. En réponse, voilà que « l’aide » du G20 se résume à un « moratoire » de… six mois sur le service de la dette africaine, en lieu et place d’un moratoire plus long, comme l’avaient demandé les envoyés spéciaux de l’Union africaine, voire d’une annulation de la dette publique, comme proposée par le président sénégalais et le Premier ministre éthiopien, demande appuyée notamment par le Pape François.
Le moratoire n’est pas la réponse appropriée
Selon le communiqué des ministres des Finances et des gouverneurs des Banques centrales du G20, le moratoire de six mois, serait éventuellement reconduit pour six mois supplémentaires. Mais l’on peut se demander si le moratoire du G20 n’est pas le résultat de la position trop modérée de l’Union africaine. En effet, les quatre envoyés spéciaux choisis par le président Cyril Ramaphosa avaient co-signé une tribune le 11 avril, avec d’autres personnalités, pour demander un « allègement » de la dette de l’Afrique, sous la forme d’un moratoire du service de la dette pour deux ans. Pas une seule fois, le mot annulation n’a figuré dans leur texte. Et la feuille de route qui leur a été assignée par le président sud-africain reprend à peu près les mêmes termes et ne fait aucune allusion à l’annulation de la dette. Apparemment, Ramaphosa et ses envoyés spéciaux se sont contentés de reprendre, à quelques détails près, l’appel lancé par la Banque mondiale et le FMI, quelques jours auparavant. Cette démarche très timide, voire timorée, de la part du président en exercice de l’Union africaine, a mis à l’aise la « communauté internationale » dont la réponse n’a pas été à la hauteur de la situation que vivent l’Afrique et d’autres pays dits « pauvres ». En effet, le moratoire va suspendre –pas effacer- le service de la dette de 77 pays pour un montant de 14 milliards de dollars. Cela représente moins de 200 millions de dollars par pays (182 millions environ). Ce montant est une goutte d’eau dans l’océan des besoins de ces pays. L’Union africaine a calculé que le continent aurait besoin de 200 milliards de dollars au moins pour faire face à la pandémie du coronavirus et ses conséquences économiques et sociales. Même si tout le montant du moratoire était pour les pays africains, il représenterait 7% des besoins calculés par l’Union africaine ! Même comparé au service de la dette de l’Afrique en 2020, projetée à 44 milliards de dollars, le moratoire pour les 77 pays représente 31,8%, soit un peu moins du tiers. En outre, dans une étude rendue publique fin mars, la CNUCED a estimé les besoins des pays du Sud à 2500 milliards de dollars ! On voit ainsi que la réponse du G20 est dérisoire et loin d’être à la hauteur de la situation. Même les quatre envoyés de Cyril Ramaphosa sont obligés de reconnaître que la réponse du G20 n’est pas adéquate. S’ils considèrent le moratoire comme un premier pas dans la « bonne direction », néanmoins ils demandent au G20 de faire plus : « Les premières décisions de la réunion des ministres des Finances et des gouverneurs de Banques centrales du G20 (G20 FMCBG) vont dans la bonne direction, mais il faut faire plus et viser plus haut. » disent-ils dans une autre tribune qu’ils ont co-signée le 20 avril avec les mêmes personnalités. En vérité, le moratoire, quelle que soit sa durée, n’est pas la solution qui convient dans les circonstances exceptionnelles actuelles. Parce que c’est un remboursement différé qui restera comme une épée de Damoclès suspendue sur la tête des Etats africains. La plupart des flux additionnels, comme les « aides » de la Banque mondiale, du FMI et de la plupart des « partenaires » bilatéraux, seront sous forme de prêts qui vont gonfler la dette extérieure de ces Etats. A circonstances exceptionnelles, il faut des décisions exceptionnelles. Dans le cas présent, seule l’annulation de la dette publique de l’Afrique représente une réponse à la hauteur des énormes défis auxquels le continent est confronté.
La légitimité de l’annulation de la dette publique africaine
La demande d’annulation est amplement justifiée et légitime. Elle est justifiée au regard du contexte actuel de lutte contre une pandémie que personne ne prévoyait et qui nécessite la mobilisation de ressources considérables pour la combattre. Seule l’annulation pourrait contribuer à mettre à la disposition des pays africains de ressources à portée de main – le service de la dette inscrit dans leurs budgets- pour faire face à la pandémie. Or ce service, représente entre 10 et 13% des budgets des pays africains. La demande d’annulation est surtout légitime pour plusieurs raisons. D’abord à cause de l’urgence de mobiliser d’énormes ressources, à commencer par leurs propres ressources, pour sauver des milliers, voire des millions, de vies et faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie. Le document de la CEA cité plus haut indique que près de 300.000 Africains risquaient de mourir et près de 30 millions d’entre eux basculer dans la pauvreté, à cause du coronavirus. L’annulation est surtout légitime vu les conditions dans lesquelles certaines de ces dettes sont contractées. En effet, souvent les prêts servent plus à acheter les biens et services des créanciers et à faire travailler leurs entreprises qu’à servir les intérêts des pays débiteurs. Le cas du TER au Sénégal en est une bonne illustration. Et il n’est pas le seul. Il existe de nombreux cas similaires dans d’autres pays africains. En outre, la demande d’annulation de la dette africaine est plus que légitime au regard de la fuite massive des capitaux et des flux financiers illicites qui saignent l’Afrique, et qui vont dans les paradis fiscaux se trouvant dans les pays du G20 ou dans des territoires sous leur contrôle. Or ces sorties de capitaux – plus de 50 milliards de dollars par an, selon le rapport du panel présidé par l’ancien dirigeant sud-africain Thabo Mbeki- privent l’Afrique d’énormes ressources qui lui auraient permis de faire face à une catastrophe de cette nature. La demande d’annulation de la dette africaine est également légitime au regard du faible pourcentage qu’elle représente par rapport aux plans adoptés par les pays du G20. On estime la dette africaine à 365 milliards de dollars cette année. Elle correspond à 16,6% du plan de riposte de 2200 milliards de dollars adopté par les Etats-Unis. Le G20 a promis de mobiliser 5000 milliards de dollars pour relancer l’économie mondiale. La dette africaine représente 7,3% de ce montant – moins de 10%. Quant au service de la dette de l’Afrique, estimé à quelque 50 milliards de dollars en 2020, il correspond à 1% du montant à mobiliser par le G20 ou encore 2,3% du plan des Etats-Unis. On voit ainsi que la dette africaine et son service représentent des montants très faibles, voire dérisoires, en comparaison des plans de riposte des pays du G20. Mais pour les pays africains, ce sont des sommes considérables qui pourraient faire la différence dans la lutte contre la pandémie et ses conséquences économiques et sociales. Parfois, derrière des chiffres froids et apparemment insignifiants, ce sont des milliers, voire des millions, de vies qui sont en jeu. Enfin, l’annulation de la dette est encore plus légitime d’un point de vue moral, même si la morale ne fait pas partie des valeurs de ceux qui dirigent le monde. On ne peut pas comprendre la faible réponse –pour ne pas dire l’indifférence- de la « communauté internationale » face à toutes les alarmes –le Secrétaire général des Nations-Unies parle de « chaos » et de « milliers de morts », le document du ministère français des Affaires étrangères, évoquant l’effondrement de plusieurs Etats, sans compter les avertissements répétés de l’OMS. Face à toutes ces catastrophes annoncées, la « communauté internationale » n’offre qu’une piètre « aumône » sous la forme d’un moratoire de…six mois, éventuellement reconductible, qu’il faudra payer un jour ou l’autre, au lieu d’annuler la dette publique du continent africain. En tout état de cause, les pays africains doivent poursuivre l’option de l’annulation. Cela d’autant plus que c’est une demande plus que justifiée et qui bénéficie du soutien de la CNUCED ou encore celui du président français, renforcé par le soutien moral du Pape François. Elle bénéficie également du soutien de plusieurs ONG, membres du mouvement Jubilé, en Amérique du Nord, en Europe et dans les pays du Sud, qui demandent l’annulation de la dette des pays les plus vulnérables, dont de nombreux pays africains. Du côté africain, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, avait appelé le 24 mars le G20 à soutenir les économies africaines, avec un plan d’urgence de 150 milliards de dollars et l’annulant de la dette des pays à faibles revenus. Un appel qui rejoint, à quelques nuances près, celui du président sénégalais. Pour toutes raisons, l’Union africaine ne doit pas se contenter du moratoire mais demander l’annulation de la dette publique du continent. Elle doit faire comprendre aux créanciers bilatéraux et multilatéraux que cette annulation serait la preuve la plus concrète de leur « solidarité » avec l’Afrique et ses peuples dans cette terrible épreuve contre le coronavirus.
Changer de paradigme
Une fois de plus, l’Afrique réalise qu’elle ne peut compter sur la « communauté internationale » pour voler à son secours. La leçon fondamentale qu’elle doit en tirer est qu’elle doit avant tout compter sur ses propres forces. En cette période de bouleversement mondial, l’heure doit être à une profonde introspection des dirigeants africains, surtout de la part de ceux dont les pays célèbrent le 60e anniversaire de leur « indépendance ». Comment en est-on arrivé là ? Faut-il continuer dans les voies suivies jusque là ou bien faut-il un changement radical de cap ? Faut-il laisser les acteurs extérieurs – pays et institutions- continuer à dicter les politiques de développement de l’Afrique ? Ou bien faut-il que celle-ci ait enfin le courage et la lucidité de prendre son destin en main ? En vérité, l’Afrique doit opérer un changement fondamental de paradigme, sinon les mêmes politiques conduiront aux mêmes résultats, tôt ou tard. Au-delà des changements majeurs à court terme dans les orientations et le financement des politiques publiques, l’Afrique doit surtout engager une réflexion approfondie et sans complaisance sur la voie à suivre pour sortir de l’impasse. Il faudra pour cela deux conditions. La première est de comprendre que le néolibéralisme est mort. Déjà, la crise financière internationale de 2008 avait sonné le glas du fondamentalisme de marché. La pandémie en cours ne fait que le confirmer de manière éclatante. Partout, dans le monde, on voit le retour en force de l’Etat- certains disent la revanche de l’Etat sur le marché- alors que les valeurs du néolibéralisme sont piétinées et discréditées. C’est pourquoi l’Afrique doit avoir le courage de rompre avec les politiques inspirées par le néolibéralisme, comme celles préconisées par la Banque mondiale, le FMI ou encore l’Organisation mondiale du commerce. La deuxième condition est que dirigeants et décideurs africains comprennent enfin que le temps est venu pour l’Afrique de réfléchir par elle-même pour élaborer son propre modèle et mettre fin à l’acceptation de ceux conçus de l’extérieur pour elle et qui l’ont menée au bord du gouffre. La réflexion doit être inclusive, démocratique et impliquer toutes les forces vives et les intelligences du continent et de la diaspora. La réussite de l’Agenda 2063 de l’Union africaine est à ce prix.
Demba Moussa Dembélé
Economiste
Les conséquences pour l’Afrique
C’est dans ce contexte général que des scénarios-catastrophes sont annoncés pour l’Afrique. Etant donné la nature extravertie de la plupart des économies africaines, surtout leur grande dépendance à l’égard d’exportations de matières premières, il est alors aisé de comprendre l’ampleur des conséquences économiques et sociales de la pandémie pour l’Afrique. Tous les rapports faits par les institutions africaines et internationales prévoient une récession qui pourrait plus importante que celle de l’économie mondiale et des pertes considérables des revenus. Le FMI projette une récession, avec un recul du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) de 1,6%. Les projections de la Banque mondiale sont encore plus pessimistes, puisqu’elle prévoit un recul du PIB du continent compris entre 2,1 et 5,1% en 2020, Quant à la Commission économique des Nations-Unies pour l’Afrique (CEA), ses projections oscillent entre un taux de croissance positif de 1,8% et un recul du PIB pouvant aller jusqu’à 2,6%. Dans le même temps, elle projette des pertes de recettes d’exportations d’au moins 100 milliards de dollars. Toutefois, le Secrétaire général de la Conférence des Nations-Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), le Dr. Mukhisa Kituyi, du Kenya, estime que les pertes de recettes d’exportations pour l’Afrique pourraient atteindre 500 milliards de dollars. Ces pertes seront aggravées par le recul des investissements directs étrangers, la fuite des capitaux et la baisse des envois des migrants africains. En ce qui concerne ces transferts, pour certains pays, comme le Sénégal, ils représentent plus de 10% du PIB. A la lumière de ces projections, on mesure l’ampleur des défis du continent africain pour combattre la pandémie et relancer ses économies. Pour faire face à cette situation explosive, l’Afrique comptait en grande partie sur «l’aide » de la « communauté internationale », surtout sur le G20 et les institutions financières multilatérales. En réponse, voilà que « l’aide » du G20 se résume à un « moratoire » de… six mois sur le service de la dette africaine, en lieu et place d’un moratoire plus long, comme l’avaient demandé les envoyés spéciaux de l’Union africaine, voire d’une annulation de la dette publique, comme proposée par le président sénégalais et le Premier ministre éthiopien, demande appuyée notamment par le Pape François.
Le moratoire n’est pas la réponse appropriée
Selon le communiqué des ministres des Finances et des gouverneurs des Banques centrales du G20, le moratoire de six mois, serait éventuellement reconduit pour six mois supplémentaires. Mais l’on peut se demander si le moratoire du G20 n’est pas le résultat de la position trop modérée de l’Union africaine. En effet, les quatre envoyés spéciaux choisis par le président Cyril Ramaphosa avaient co-signé une tribune le 11 avril, avec d’autres personnalités, pour demander un « allègement » de la dette de l’Afrique, sous la forme d’un moratoire du service de la dette pour deux ans. Pas une seule fois, le mot annulation n’a figuré dans leur texte. Et la feuille de route qui leur a été assignée par le président sud-africain reprend à peu près les mêmes termes et ne fait aucune allusion à l’annulation de la dette. Apparemment, Ramaphosa et ses envoyés spéciaux se sont contentés de reprendre, à quelques détails près, l’appel lancé par la Banque mondiale et le FMI, quelques jours auparavant. Cette démarche très timide, voire timorée, de la part du président en exercice de l’Union africaine, a mis à l’aise la « communauté internationale » dont la réponse n’a pas été à la hauteur de la situation que vivent l’Afrique et d’autres pays dits « pauvres ». En effet, le moratoire va suspendre –pas effacer- le service de la dette de 77 pays pour un montant de 14 milliards de dollars. Cela représente moins de 200 millions de dollars par pays (182 millions environ). Ce montant est une goutte d’eau dans l’océan des besoins de ces pays. L’Union africaine a calculé que le continent aurait besoin de 200 milliards de dollars au moins pour faire face à la pandémie du coronavirus et ses conséquences économiques et sociales. Même si tout le montant du moratoire était pour les pays africains, il représenterait 7% des besoins calculés par l’Union africaine ! Même comparé au service de la dette de l’Afrique en 2020, projetée à 44 milliards de dollars, le moratoire pour les 77 pays représente 31,8%, soit un peu moins du tiers. En outre, dans une étude rendue publique fin mars, la CNUCED a estimé les besoins des pays du Sud à 2500 milliards de dollars ! On voit ainsi que la réponse du G20 est dérisoire et loin d’être à la hauteur de la situation. Même les quatre envoyés de Cyril Ramaphosa sont obligés de reconnaître que la réponse du G20 n’est pas adéquate. S’ils considèrent le moratoire comme un premier pas dans la « bonne direction », néanmoins ils demandent au G20 de faire plus : « Les premières décisions de la réunion des ministres des Finances et des gouverneurs de Banques centrales du G20 (G20 FMCBG) vont dans la bonne direction, mais il faut faire plus et viser plus haut. » disent-ils dans une autre tribune qu’ils ont co-signée le 20 avril avec les mêmes personnalités. En vérité, le moratoire, quelle que soit sa durée, n’est pas la solution qui convient dans les circonstances exceptionnelles actuelles. Parce que c’est un remboursement différé qui restera comme une épée de Damoclès suspendue sur la tête des Etats africains. La plupart des flux additionnels, comme les « aides » de la Banque mondiale, du FMI et de la plupart des « partenaires » bilatéraux, seront sous forme de prêts qui vont gonfler la dette extérieure de ces Etats. A circonstances exceptionnelles, il faut des décisions exceptionnelles. Dans le cas présent, seule l’annulation de la dette publique de l’Afrique représente une réponse à la hauteur des énormes défis auxquels le continent est confronté.
La légitimité de l’annulation de la dette publique africaine
La demande d’annulation est amplement justifiée et légitime. Elle est justifiée au regard du contexte actuel de lutte contre une pandémie que personne ne prévoyait et qui nécessite la mobilisation de ressources considérables pour la combattre. Seule l’annulation pourrait contribuer à mettre à la disposition des pays africains de ressources à portée de main – le service de la dette inscrit dans leurs budgets- pour faire face à la pandémie. Or ce service, représente entre 10 et 13% des budgets des pays africains. La demande d’annulation est surtout légitime pour plusieurs raisons. D’abord à cause de l’urgence de mobiliser d’énormes ressources, à commencer par leurs propres ressources, pour sauver des milliers, voire des millions, de vies et faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie. Le document de la CEA cité plus haut indique que près de 300.000 Africains risquaient de mourir et près de 30 millions d’entre eux basculer dans la pauvreté, à cause du coronavirus. L’annulation est surtout légitime vu les conditions dans lesquelles certaines de ces dettes sont contractées. En effet, souvent les prêts servent plus à acheter les biens et services des créanciers et à faire travailler leurs entreprises qu’à servir les intérêts des pays débiteurs. Le cas du TER au Sénégal en est une bonne illustration. Et il n’est pas le seul. Il existe de nombreux cas similaires dans d’autres pays africains. En outre, la demande d’annulation de la dette africaine est plus que légitime au regard de la fuite massive des capitaux et des flux financiers illicites qui saignent l’Afrique, et qui vont dans les paradis fiscaux se trouvant dans les pays du G20 ou dans des territoires sous leur contrôle. Or ces sorties de capitaux – plus de 50 milliards de dollars par an, selon le rapport du panel présidé par l’ancien dirigeant sud-africain Thabo Mbeki- privent l’Afrique d’énormes ressources qui lui auraient permis de faire face à une catastrophe de cette nature. La demande d’annulation de la dette africaine est également légitime au regard du faible pourcentage qu’elle représente par rapport aux plans adoptés par les pays du G20. On estime la dette africaine à 365 milliards de dollars cette année. Elle correspond à 16,6% du plan de riposte de 2200 milliards de dollars adopté par les Etats-Unis. Le G20 a promis de mobiliser 5000 milliards de dollars pour relancer l’économie mondiale. La dette africaine représente 7,3% de ce montant – moins de 10%. Quant au service de la dette de l’Afrique, estimé à quelque 50 milliards de dollars en 2020, il correspond à 1% du montant à mobiliser par le G20 ou encore 2,3% du plan des Etats-Unis. On voit ainsi que la dette africaine et son service représentent des montants très faibles, voire dérisoires, en comparaison des plans de riposte des pays du G20. Mais pour les pays africains, ce sont des sommes considérables qui pourraient faire la différence dans la lutte contre la pandémie et ses conséquences économiques et sociales. Parfois, derrière des chiffres froids et apparemment insignifiants, ce sont des milliers, voire des millions, de vies qui sont en jeu. Enfin, l’annulation de la dette est encore plus légitime d’un point de vue moral, même si la morale ne fait pas partie des valeurs de ceux qui dirigent le monde. On ne peut pas comprendre la faible réponse –pour ne pas dire l’indifférence- de la « communauté internationale » face à toutes les alarmes –le Secrétaire général des Nations-Unies parle de « chaos » et de « milliers de morts », le document du ministère français des Affaires étrangères, évoquant l’effondrement de plusieurs Etats, sans compter les avertissements répétés de l’OMS. Face à toutes ces catastrophes annoncées, la « communauté internationale » n’offre qu’une piètre « aumône » sous la forme d’un moratoire de…six mois, éventuellement reconductible, qu’il faudra payer un jour ou l’autre, au lieu d’annuler la dette publique du continent africain. En tout état de cause, les pays africains doivent poursuivre l’option de l’annulation. Cela d’autant plus que c’est une demande plus que justifiée et qui bénéficie du soutien de la CNUCED ou encore celui du président français, renforcé par le soutien moral du Pape François. Elle bénéficie également du soutien de plusieurs ONG, membres du mouvement Jubilé, en Amérique du Nord, en Europe et dans les pays du Sud, qui demandent l’annulation de la dette des pays les plus vulnérables, dont de nombreux pays africains. Du côté africain, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, avait appelé le 24 mars le G20 à soutenir les économies africaines, avec un plan d’urgence de 150 milliards de dollars et l’annulant de la dette des pays à faibles revenus. Un appel qui rejoint, à quelques nuances près, celui du président sénégalais. Pour toutes raisons, l’Union africaine ne doit pas se contenter du moratoire mais demander l’annulation de la dette publique du continent. Elle doit faire comprendre aux créanciers bilatéraux et multilatéraux que cette annulation serait la preuve la plus concrète de leur « solidarité » avec l’Afrique et ses peuples dans cette terrible épreuve contre le coronavirus.
Changer de paradigme
Une fois de plus, l’Afrique réalise qu’elle ne peut compter sur la « communauté internationale » pour voler à son secours. La leçon fondamentale qu’elle doit en tirer est qu’elle doit avant tout compter sur ses propres forces. En cette période de bouleversement mondial, l’heure doit être à une profonde introspection des dirigeants africains, surtout de la part de ceux dont les pays célèbrent le 60e anniversaire de leur « indépendance ». Comment en est-on arrivé là ? Faut-il continuer dans les voies suivies jusque là ou bien faut-il un changement radical de cap ? Faut-il laisser les acteurs extérieurs – pays et institutions- continuer à dicter les politiques de développement de l’Afrique ? Ou bien faut-il que celle-ci ait enfin le courage et la lucidité de prendre son destin en main ? En vérité, l’Afrique doit opérer un changement fondamental de paradigme, sinon les mêmes politiques conduiront aux mêmes résultats, tôt ou tard. Au-delà des changements majeurs à court terme dans les orientations et le financement des politiques publiques, l’Afrique doit surtout engager une réflexion approfondie et sans complaisance sur la voie à suivre pour sortir de l’impasse. Il faudra pour cela deux conditions. La première est de comprendre que le néolibéralisme est mort. Déjà, la crise financière internationale de 2008 avait sonné le glas du fondamentalisme de marché. La pandémie en cours ne fait que le confirmer de manière éclatante. Partout, dans le monde, on voit le retour en force de l’Etat- certains disent la revanche de l’Etat sur le marché- alors que les valeurs du néolibéralisme sont piétinées et discréditées. C’est pourquoi l’Afrique doit avoir le courage de rompre avec les politiques inspirées par le néolibéralisme, comme celles préconisées par la Banque mondiale, le FMI ou encore l’Organisation mondiale du commerce. La deuxième condition est que dirigeants et décideurs africains comprennent enfin que le temps est venu pour l’Afrique de réfléchir par elle-même pour élaborer son propre modèle et mettre fin à l’acceptation de ceux conçus de l’extérieur pour elle et qui l’ont menée au bord du gouffre. La réflexion doit être inclusive, démocratique et impliquer toutes les forces vives et les intelligences du continent et de la diaspora. La réussite de l’Agenda 2063 de l’Union africaine est à ce prix.
Demba Moussa Dembélé
Economiste