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Le Sahel entre vulnérabilité sociale et insécurité (Par Pr Ahmadou Aly Mbaye)

Mardi 25 Mars 2025

Les pays du Sahel font actuellement face à des défis économiques d’une rare gravité. Ils sont pour la plupart des PMA (Pays Moins Avancés), avec des économies faiblement diversifiées, semi-arides et enclavées. La région détient le record mondial de fécondité et de croissance démographique. Les jeunes, qui représentent plus de 65% de la population, y sont majoritairement soit au chômage soit en sous-emploi. L’incidence de la pauvreté y est parmi les plus élevées au monde, avec plus de 80% de la population vivant avec moins de 2$ par jour. Le niveau d’insécurité augmente en même temps que le djihadisme, alimentant la violence intercommunautaire. 

 

Si les faiblesses institutionnelles constituent la principale explication à cette crise - une gouvernance approximative et des États sans beaucoup de levier - les difficultés économiques jouent un rôle amplificateur non négligeable. Une transformation économique radicale, couplée à une application de règles de gouvernance plus inclusives seront nécessaires pour éviter une désintégration des États.

 

Une crise sécuritaire qui se métastase très rapidement

 

Depuis la fin de la crise libyenne en 2011, les pays du Sahel sont entrés dans un cycle de violence de différentes sortes : violences communautaires, turbulences politiques, coups d’État, rébellions armées, etc. En effet, la guerre civile libyenne de 2011 a permis l’infiltration dans le Sahel d’anciens mercenaires africains en Libye, facilitée par des milices basées en Afrique du Nord et au Nigeria. 

 

Le Mali a été l’un des tout premiers pays à connaître une longue crise sécuritaire, datant de 2011. Un certain nombre de groupes terroristes, dont les principaux sont Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), Ançar Dine et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) ont, peu à peu, conquis les grandes villes du nord, pour finalement occuper les deux tiers du territoire national. Progressivement, d’autres pays ont été gangrénés par la terreur des djihadistes. Par exemple, ces derniers occupent environ 50% du territoire burkinabé, selon certaines estimations.

 

Les données ACLED (Armed Conflict Location and Event Data) permettent d’avoir une vision et un suivi assez précis de l’évolution et de la propagation des conflits dans le Sahel. Ces données recensent, en effet, les différentes manifestations (événements) de violence, affectant les pays de la sous-région et les classent en six grandes catégories, selon le degré de gravité :

 

Les confrontations armées opposant différents belligérants, Les événements impliquant l’utilisation de matériels lourds (comme l’artillerie),

Les violences exercées contre les civils,

Les manifestations non violentes,

Les émeutes et pillages de biens,

Les incidents mineurs comme les arrestations et turbulences politiques légères.

 

Entre 2011et 2023, le cumul du nombre d’incidents (toutes catégories confondues) est passé, pour les six pays du Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad), de 244 à 27827, soit une multiplication par un facteur de plus de 114. Le pays le plus affecté est incontestablement le Mali, qui enregistre, en 2023, un cumul d’incidents de 9937, soit presque 36% du total des incidents enregistrés au Sahel. Il est immédiatement suivi par le Burkina Faso (9933 incidents). Et puis, arrivent dans l’ordre, le Niger (3581), la Mauritanie (1643), le Sénégal (1433), le Tchad (1300). 

 

Si les manifestations d’instabilité ont atteint des niveaux inquiétants pour les six pays considérés, elles ne se présentent pas toutes sous les mêmes formes, d’un pays à l’autre. Pour le Burkina, le Mali et le Tchad, en particulier, les violences armées constituent la vaste majorité des incidents observés. De telles manifestations se chiffrent à 4088 au Mali (41% des incidents), 3523 (35%) au Burkina et 403 (31%) au Tchad. 

 

Par contre, le Sénégal, avec un nombre d’incidents armés qui se chiffrent à seulement 105 (7% des incidents observés), connaît plutôt une prévalence des émeutes et manifestations violentes (1168 émeutes sur un cumul de 1433 incidents, soit 81%). De plus, l’ampleur prise par ces émeutes au Sénégal, est relativement récente. En effet, en 2019, on n’a enregistré que 52 incidents, dont 45 émeutes et manifestations violentes. 

 

Ce nombre est vite monté, pour atteindre 180 en 2021 et puis 231 en 2023. Ainsi, la part du Sénégal dans le total des incidents enregistrés dans la région, qui n’était que 2% en 2019, a plus que doublé pour monter à 5% en 2023. Ce chiffre contraste avec sa part assez élevée dans les émeutes et manifestations violentes enregistrées dans la sous-région (26% du total en 2023). Malgré tout, le Sénégal reste relativement épargné de la crise sécuritaire qui prévaut au Sahel. 

 

Manque d’opportunités économiques et instabilité politique : Une spirale dévastatrice

 

Un phénomène assez inquiétant qu’on observe dans les pays en conflit c’est un affaissement des activités productives formelles qui disparaissent progressivement au profit de celles informelles, voire criminelles. Celles-ci se nourrissent du conflit, en même temps qu’elles l’entretiennent. Il s’est, en effet, installé une économie de guerre, dans laquelle le trafic de drogue, de produits contrefaits, d’armes, voire de trafics humains, ont pris le dessus sur le commerce informel licite qui avait, jusque-là, cours dans l’espace sahélo-saharien. Le développement de ces activités a été favorisé par un ensemble de facteurs, dont le délitement de l’autorité de l’État, le manque d’opportunités et la montée des inégalités. 

 

Par exemple, entre 2005 et 2017, la part du formel dans le secteur tertiaire malien est passée d’environ 85% à seulement 36%. Le cas de la région de Mopti permet d’avoir une vision plus concrète de cette situation. Pendant très longtemps, Mopti, qui se trouve à proximité des fleuves Niger et Sénégal, a concentré un ensemble significatif d’activités économiques très diversifiées, comprenant le tourisme, l’agriculture et le commerce. Mais quand les islamistes ont pris le contrôle d’une partie de la région, l’activité économique a été immédiatement affectée. Les hôtels et restaurants sont, pour la plupart, fermés. Le nombre de touristes est passé de 140 000 en 2008, à 100 000 en 2012. La région a enregistré le plus fort taux de licenciements et de mises en chômage technique. Il est estimé à 2,24 millions le nombre de personnes qui ont été directement touchées, et 366 000 personnes déplacées (OCHA, 2012). En 2014, environ 1,19 millions de personnes étaient considérées victimes d’une insécurité alimentaire sévère (OCHA, 2014). 

 

Dans une telle situation, les secteurs d’activité qui gagnent en importance tournent autour d’activités comme les systèmes de crédits informels, les activités extractives et manufacturières artisanales, les réseaux commerciaux basés sur la parenté entre les membres, les activités de contrebande, les transactions foncières informelles, l’économie des camps de réfugiés et les réseaux criminels.

 

Si la crise influence négativement les conditions de vie des populations en faisant disparaître les activités formelles et en les remplaçant par celles plus informelles et criminelles, il faut dire que la structure démographique et les vulnérabilités sociales exercent, en retour, une influence décisive sur la crise. Il est ainsi estimé qu’une augmentation de 1% de la population âgée de 15 à 19 ans accroît le risque de conflit civil de faible intensité de 2,3 points. Selon la CIA (Central Intelligence Agency - USA), lorsque les jeunes (15-24 ans) représentent plus de 20% de la population totale, l'instabilité politique augmente significativement. Et quand les jeunes représentent plus de 35 % de la population adulte, le risque de conflit armé est 150 % plus élevé par rapport aux pays ayant des structures d'âge similaires à celles de la plupart des pays développés. Dans la plupart des pays du Sahel, la part des jeunes dans la population dépasse largement ces seuils. De plus, plus de 20% des recrues dans les conflits armés dans la sous-région ont 14 ans ou moins. Et les jeunes rebelles sont souvent recrutés dans les zones rurales où la présence de l’Etat est très limitée et les conditions de vie, souvent pénibles. Les jeunes qui sont les plus exposés aux difficiles conditions de vie, sont aussi les acteurs les plus importants de l’insécurité en cours.

 

Quelle marge de manœuvre pour le Sénégal

 

À mon avis, la prévention constitue le meilleur moyen d’éviter d’importer dans notre pays le fléau djihadiste. Il est impératif de maitriser l’évolution des prix des denrées de première nécessité, car ils sont fortement corrélés aux turbulences socio-politiques, surtout dans les zones urbaines. À cet égard, les interventions erratiques de l’État sur les marchés des produits dits sensibles, gagneraient à être rationalisées. En particulier, L’État devrait s’évertuer à développer un modèle économique pérenne, permettant d’atténuer l’effet des variations des prix internationaux sur la stabilité de tels secteurs.   

 

Assurer une présence effective de l’État sur toute l’étendue du territoire national et un meilleur contrôle de nos frontières seront nécessaires pour prévenir les infiltrations opportunistes et empêcher les groupes hostiles de s’installer. Ceci pourrait demander des moyens financiers et technologiques qui dépasseraient nos possibilités. D’où la nécessaire mobilisation de la diplomatie pour construire les alliances internationales nécessaires pour sécuriser les routes commerçantes dans toute la zone sahélo-saharienne.

 

La promotion d’une culture de dialogue et de dévolution pacifique du pouvoir est essentielle. Le niveau et l’intensité des violences que le pays a connues ces trois dernières années ne pourront pas se répéter sans entrainer des conséquences fâcheuses pour sa stabilité. Un large consensus sur les règles d’une concurrence politique saine et apaisée, est indispensable.

 

Ahmadou Aly Mbaye,

Professeur d'Economie et de Politiques Publiques

 

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